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Royaliste n° 1207 du 15 mars 2021

La guerre des idées

par Gérard Leclerc

lundi 15 mars 2021

À propos du livre d’Eugénie Bastié, « La guerre des idées. Enquête au cœur de l’intelligentsia française », Robert Laffont.

Rendre compte d’un essai intitulé « La guerre des idées » dans une rubrique cinquantenaire dédiée aux dites idées, c’est être provoqué sur son propre terrain, au risque d’être un peu bousculé quant à sa lucidité. Mais le livre d’Eugénie Bastié (qui dirige les pages Débats-Opinions du Figaro) ne m’a pas déstabilisé. Il m’a remis en mémoire tout un passé que la jeune femme n’a pas vécu mais qu’elle excelle à rappeler et à problématiser, ne serait-ce que dans le but de nous faire comprendre la situation actuelle du débat intellectuel : «  Après la parenthèse des années 1990, où la chute du communisme avait fait souffler un vent de libéralisme, il semble que la bataille des idées soit revenue au bon temps de la guerre froide. Censures, ostracismes, refus du dialogue : la violence a ressurgi dans le débat et le pluralisme intellectuel est menacé. Non tant par l’absence d’idées différentes, mais par le cloisonnement des appartenances dans une forme de “tribalisme intellectuel” : les intellectuels restent dans leur coin parlant à des publics divers, sur des supports différents.  »

J’apporterais peut-être une nuance à cette analyse. Pour moi, l’embellie libérale précède la chute de l’empire soviétique. Le phénomène Soljenitsyne, amplifié par la vogue des dissidents, entraîne chez nous un revirement total de l’intelligentsia. C’est la chute de l’emprise marxiste que traduit le printemps des nouveaux philosophes. Mais parallèlement, l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 marque un décrochage par rapport à la pensée dite critique, celle de Derrida, Deleuze, Foucault, Bourdieu, qui émigrent alors aux États-Unis. C’est que la gauche mitterrandienne a abandonné son programme économique, en se ralliant, avec le tournant de la rigueur préconisé par Jacques Delors, au libéralisme le plus classique. Dès lors, il y avait divorce idéologique et la tradition tocquevillienne pouvait revenir en force pour occuper le terrain abandonné par cette pensée critique qui ne s’y retrouvait plus. Il faut ajouter que la préparation du bicentenaire de la Révolution va se traduire par la défaite de l’école classique républicaine, bousculée par François Furet et sa mise en cause du processus terroriste inhérent à l’emballement révolutionnaire. Je ne suis pas sûr d’ailleurs que François Mitterrand ait vu cela d’un mauvais œil, lui qui tint à célébrer le millénaire capétien en 1987, en compagnie du comte de Paris.

Mais ces précisions n’apportent que des compléments au récit très argumenté d’Eugénie Bastié. Elle est particulièrement attentive à l’éclipse de la gauche radicale, qui ne ressurgira qu’au milieu des années 1990, lorsqu’on assistera au déchirement de la gauche mitterrandienne à l’occasion du plan Juppé pour la réforme des retraites. La deuxième gauche réformiste approuve ce qu’elle considère aller à l’encontre de l’archaïsme de la sécurité sociale. Pierre Rosanvallon, Alain Touraine, Michel Winock, Daniel Cohen, Jacques Le Goff se signalent par ce ralliement implicite au libéralisme. Mais une autre gauche, fidèle à la tradition ouvrière s’insurge en soutien aux grévistes, autour de Pierre Bourdieu, Pierre Vidal-Naquet, Jacques Derrida et… Régis Debray. Un quart de siècle plus tard, la deuxième gauche réformiste semble avoir disparu de la scène politique, et c’est la gauche radicale, étroitement solidaire, qui réémerge intellectuellement, non sans complicité avec une certaine violence de rue.

Les différends ne concernent plus exclusivement les questions économiques. Ce que Jean-Pierre Le Goff appelle le gauchisme culturel, tel qu’il s’est formulé à partir de la pensée critique des années 60-70, n’a fait qu’amplifier la résonance du sociétal, qui a pris le dessus sur le social. La French Theory a retraversé l’océan, après avoir alimenté en arguments déconstructeurs les mouvements féministes et LGBTistes. Voilà qui nous amène dans une pleine actualité, sur laquelle Eugénie Bastié concentre son intérêt au terme de son ouvrage. Celui-ci ne vise au fond qu’à nous faire entendre pourquoi nous en sommes arrivés au déchirement présent. C’en est fini du dialogue tranquille, celui où la revue Le Débat excellait à faire discuter ensemble des gens de bonne compagnie. Les couteaux sont tirés.

La gauche radicale a pour vis-à-vis un renouveau conservateur qui peut s’appuyer parfois sur l’émergence populiste. C’est surtout à gauche que l’on déplore la victoire des idées défendues par un Michel Onfray et un Éric Zemmour. D’autant qu’un Christophe Guilluy et un Jean-Claude Michéa sont venus brouiller les données de la sociologie populaire. Mais une telle victoire n’est pas aussi assurée, car si elle se fonde sur l’incontestable déplacement de l’opinion à droite en général, elle est contredite par la mainmise sur l’université par les éléments les plus radicaux du gauchisme culturel. Pierre Manent s’en est expliqué fermement à l’auteur : «  Il y a une seule doxa médiatique, universitaire, gouvernementale, qui transforme les opposants en dissidents, c’est-à-dire en suspects. Le politiquement incorrect n’est pas si incorrect que cela. L’opposition intervient non pas sur le mode d’un point de vue contradictoire à prendre en considération, mais comme quelque chose de honteux qui se montre. Il y a une pensée légitime et une pensée honteuse.  » Contre la pensée honteuse il n’est de réponse que dans le déni. Il ne s’agit plus de débattre mais de combattre. Combattre non pas avec les armes de la critique, mais celles de l’anéantissement de l’adversaire auquel on refuse jusqu’au droit à la parole.

Trois représentants de ce radicalisme sont particulièrement significatifs de cette dérive : Didier Éribon, Geoffroy de Lagasnerie et Édouard Louis, tous trois triomphalement reçus aux États-Unis comme les successeurs de Sartre, Althusser et autre Barthes. «  Les trois héros de la gauche radicale se distinguent du néo-marxisme en ce qu’ils considèrent qu’il se focalise trop sur la question sociale et pas assez sur les questions de race et de genre. Même si on les a vus dernièrement se rapprocher de l’intellectuelle Chantal Mouffe, théoricienne du populisme de gauche, leur sujet est moins le peuple que les minorités, et ils détestent d’avantage la police que le capitalisme.  » L’importance de leur médiatisation en dit long «  sur l’hégémonie totale de la sociologie critique dans le champ des sciences sociales  ».

Ce qui est alarmant, c’est que leur radicalisme avec les thématiques qu’ils développent conspire à la disparition de notre humanisme, mais se diffuse aussi jusque dans l’enseignement secondaire, où l’on observe de plus en plus ses ravages. ■