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Royaliste n°  1256

Barrès vu par Mauriac

par Gérard Leclerc

lundi 8 mai 2023

Le centenaire de la mort de Maurice Barrès (en 1923, à l’âge de 61 ans) sera-t-il l’occasion de ranimer le souvenir d’un écrivain dont l’influence fut considérable pour notre pays, mais qui semble s’être estompé presque définitivement dans ce purgatoire où sombrent certaines de nos références littéraires ? C’était déjà la crainte de François Mauriac, qui s’en expliquait dans un bloc-notes en date du 24 septembre 1965 : «  Depuis 42 ans qu’il nous a quittés et que son purgatoire dure, nous commençons à craindre, nous qui avons aimé Barrès, que ce soit un purgatoire éternel : non certes un enfer ! Ce serait plutôt les limbes où ceux qui furent des maîtres illustres errent dans le brouillard d’un demi-oubli.  » Mauriac tentait d’expliquer les causes de ce qu’il considérait comme une injustice majeure. D’abord, l’auteur de La Colline inspirée était mort trop tôt. Il lui avait manqué de compléter son œuvre en la dégageant d’une gangue événementielle étrangère à la postérité. Même les remous de l’affaire Dreyfus se sont éloignés et le boulangisme n’intéresse plus que les historiens de l’époque. S’il avait bénéficié de vingt ans de plus, le mémorialiste aurait pu dégager, à la manière du Chateaubriand des Mémoires d’outre-tombe, la part éternelle qu’il avait à livrer.

Et puis son attachement à sa Lorraine natale, son culte de la terre et des morts ne le contraignaient-ils pas à ignorer «  la nouvelle humanité à la conquête de l’espace et des astres  » ? Plus gravement, la postérité semble s’être montrée de plus en plus indifférente à l’histoire vécue par les pères. Elle ne se considère plus comme héritière. Pourtant, à l’encontre de tous ces obstacles, subsistait quand même ce fait considérable d’un maître qui avait rayonné sur plusieurs générations – trois précisait Mauriac : «  Que des écrivains aussi différents que Montherlant, Aragon, Malraux, moi-même, nous ne l’ayons jamais renié (Drieu la Rochelle, Roger Nimier étaient ses fils eux aussi), et que tous nous consentions à cette filiation, c’est ce qui m’a longtemps fait espérer qu’une source commune à trois générations finirait par jaillir à nouveau et que nos enfants la redécouvriraient.  »

Source commune, sans aucun doute, mais capable de faire jaillir des ruisseaux et des fleuves différenciés. Malraux, justement, évoquant le même maître, nous offrait une interprétation très contrastée par rapport à Mauriac. Il s’en expliquait dans une conversation étonnante, en son ministère de la Culture, avec le critique Frédéric Grover. Curieusement, pour Malraux, le nationalisme barrésien était un accident, et s’il y avait une frontière à revisiter chez le Lorrain, ce n’était pas celle sur le Rhin, mais celle qui nous séparait de l’Orient et nous attirait à lui. Il est vrai que Barrès a accompli deux voyages au Proche-Orient, dont il a fait le récit. Ce qui ne signifie pas que son Orient recouvre celui du Malraux de La Condition humaine. Pourtant, n’y avait-il pas une commune attirance pour une énigme que l’un et l’autre tentaient de déchiffrer ?

Et que dire du rapport au politique et à ses ambitions ! Mauriac là-dessus, est catégorique : «  De Chateaubriand à Balzac, de Barrès à Malraux, l’écriture n’aura été pour cette famille d’écrivains qu’un merveilleux pis-aller. Chateaubriand est le seul qui, au congrès de Vérone, ait un bref instant réalisé son rêve. Ambassadeur à Londres et à Rome, il y aura aussi, un peu de temps, incarné la France. Que n’eût donné Barrès pour finir sa vie au palais Farnèse !  » Mais un fameux barrésien a fait beaucoup mieux en fait de destin politique. Il se nomme Charles de Gaulle. Il a entendu la leçon des déracinés. Ce qui pourrait expliquer sa réponse à l’appel de l’histoire en 1940 et en 1958… Un appel, précise toutefois Mauriac, qui n’est pas celui de L’Appel au soldat, celui qui renvoie à l’épisode boulangiste. Mais là-dessus, il y aurait beaucoup à dire et à distinguer, car le de Gaulle que défend Mauriac au cœur du conflit algérien est mêlé aux polémiques de l’époque, hors de la sérénité que l’écrivain aime privilégier en observant les grandes séquences historiques.

C’est un sujet qui a beaucoup préoccupé l’auteur distancié des Mémoires intérieurs, et dont je retrouve l’écho dans un long article publié dans Le Figaro en date du 27 mars 1950 : «  La contamination d’une grande œuvre littéraire par ce qu’on appelle aujourd’hui “l’engagement”, nous pouvons rêver sur ce thème à propos de Barrès. Je m’étonne que tant d’écrivains se laissent prendre à ce piège. Les journaux sont là et les revues pour traiter de l’actuel. Et l’œuvre d’art est là, non certes pour ne pas tenir compte de l’actuel, mais au contraire pour s’en nourrir, pour l’assimiler, pour en créer l’œuvre qui s’adressera aux hommes de tous les temps. À la recherche du temps perdu nous donne un parfait exemple de l’actuel transmué en éternel.  » Est-il vrai que Barrès aurait commis l’imprudence de «  ne pas avoir suffisamment séparé les deux activités : celle du citoyen et de l’écrivain, celle du théoricien politique et celle du musicien de la prose qu’il était  » ?

Et Mauriac de souhaiter, dans l’intérêt supérieur de l’écrivain, que l’on extraie des cahiers rédigés au long des jours, avec souvent un aspect de fourre-tout, un unique volume où seraient recueillies les pages indiscutables. C’est d’ailleurs ce qui s’est produit avec l’édition en 1963 d’un unique volume à la place des quatorze initiaux, à l’initiative du fils, Philippe Barrès, les morceaux choisis l’ayant été à merveille par Guy Dupré. J’ai là le livre sous la main et je puis apprécier la richesse des sentiments ainsi déployés, même si on ne les partage pas toujours. Cependant, je ne puis retenir une objection qui vaut aussi bien pour Barrès que pour Mauriac. Les deux écrivains nous ont certes donné des chefs-d’œuvre supérieurs à leurs engagements respectifs. Mais ne nous demeurent-ils pas aussi précieux comme témoins de leur temps, avec toutes ses incertitudes ? J’avoue relire plus volontiers les bloc-notes rédigés dans le feu de l’actualité que les romans qui justifièrent sans doute un prix Nobel. Barrès et Mauriac engagés dans le contingent mais toujours le dominant. Peut-être parce que «  souffrant jusqu’à serrer les poings, du désir de dominer la vie  » ! ■

► François Mauriac, « Bloc-notes », 5 volumes, éditions du Seuil.

► Maurice Barrès, « Mes cahiers 1896-1923 », Plon.