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Royaliste n°  1243

Contre l’aplatissement du monde

par Gérard Leclerc

lundi 7 novembre 2022

► Olivier Roy, « L’Aplatissement du monde », Seuil, octobre 2022.

► Bérénice Levet, « Le Courage de la dissidence », Éd. de l’Observatoire.

► François Cheng, « Une longue route pour m’unir au chant français », Albin Michel.

Olivier Roy vient de publier un essai terrible, parce qu’il ne laisse place à nulle échappatoire. Le cours des choses nous entraîne dans un processus mondial d’arasement de toutes les cultures enracinées dans des traditions nationales et développées dans les grands corpus littéraires. Ainsi, même le wokisme qui sévit en Occident et se trouve l’objet des analyses les plus critiques ne saurait être isolé d’un phénomène généralisé qui n’épargne aucun secteur de l’existence. De la richesse de la culture, avec tout ce qu’elle implique d’intériorité favorable à l’expansion personnelle, nous sommes passés à des procédures encadrées par des codes et par des normes qui balisent la course des sociétés. Alors que le mot d’ordre de la modernité semble se concentrer sur le développement infini de l’individualisme, c’est le contraire même qui s’impose, souvent sous les couleurs de la libération.

Historiquement, ce processus se comprend à partir des grandes mutations intervenues au XXe siècle : la libération des mœurs des années soixante, la révolution Internet, la marchandisation néolibérale et la déterritorialisation liée aux dépossessions de l’État nation et aux migrations. En ce qui concerne la libération des mœurs, il est patent que nous assistons à une dénonciation générale des nouvelles formes de harcèlement sexuel, apparues là-même où on célébrait la fin des contraintes insupportables. D’où l’extension continue «  des systèmes de normativité, morale comme juridique  » sur fond de mise en accusation quotidienne des harceleurs, même s’ils appartiennent à une extrême gauche donneuse de leçons. Une bonne part de l’expression féministe s’emploie aujourd’hui à disséquer sur toutes ses faces la notion de consentement, alors qu’hier c’est la spontanéité des attirances qui était célébrée. Mais, du même coup, c’est un appareil de surveillance qui s’organise méthodiquement.

Cette donnée s’inscrit dans une substitution de paradigme qu’Olivier Roy s’emploie à définir de façon plus développée, en observant les facteurs de globalisation et ce que celle-ci implique de déculturation profonde : «  La question clé est de savoir si la mondialisation se fait en faveur de la culture occidentale en général (point de vue des postcolonial studies) ou bien d’une américanisation du monde (point de vue des identitaires européens, qui s’opposent autant à l’immigration venue du sud qu’à l’influence culturelle des États-Unis, ou à ce qui s’est vu de tel dans les cultures “woke” néoféministes, intersectionnalistes et déconstructivistes) ou encore en un processus sui generis de déculturation (notre théorie).  » On notera au passage l’emploi de ces concepts qui sont devenus la monnaie courante de nos feuilletons intellectuels, si évidents de notre changement de paradigme. Mais il s’agit de bien saisir la thèse d’Olivier Roy, qui part d’une réflexion sur la notion de culture : «  Le terme de culture a des sens variés, mais tous tournent autour de deux pôles : la culture au sens anthropologique, c’est-à-dire l’horizon commun de sens et de représentations propres à une société ou à une communauté donnée, et la culture-corpus (ou haute culture), un ensemble de productions intellectuelles ou artistiques sélectionnées et considérées comme bonnes à connaître ou à pratiquer. La première est implicite (et doit donc être décodée par la société elle-même ou par l’anthropologue qui l’étudie), la seconde est explicite et suppose donc un travail de sélection et de transmission.  » Ce à quoi nous assistons, affirme Olivier Roy, c’est à un effacement des cultures anthropologiques et à une dissolution du contenu de la culture-corpus. On assiste à une émancipation et à une autonomisation de sub-cultures, telle la sub-culture jeune, dépossédées de la profondeur de l’implicite des anciennes références civilisationnelles.

Ainsi faudrait-il se méfier de ce qu’on appelle américanisation, parce que derrière cette apparente conquête des États-Unis sur notre Europe, se dissimulerait la diffusion d’un globish de plus en plus détaché du monde anglo-saxon, à un point tel que parfois il échappe même aux anglophones. On pourrait en dire autant d’une prétendue emprise japonaise sous prétexte que les mangas sont devenus aussi partie prenante des échanges mondiaux. C’est une illusion dès lors que l’on comprend qu’il s’agit d’une désinence particulière des modes de consommation. Tout est décontextualisé, déshistoricisé, fondé sur des techniques de reproduction de l’image et du son, accessibles à tous sans initiation préalable.

Arasement civilisationnel. – Olivier Roy établit une corrélation étroite entre ce processus d’arasement civilisationnel et le néolibéralisme mondialiste qui «  suppose la libération de l’individu de tous les liens collectifs, son autonomie au moins théorique et son adhésion au marché.  » Il n’est donc pas indépendant du processus général qu’il renforce au contraire, ne serait-ce qu’en alignant tout sur les exigences du marché. Ainsi assiste-t-on à la marchandisation de ce qui relevait de l’intimité et notamment de la sexualité. Mais il faut bien s’arrêter dans ce trop bref compte rendu, non sans se poser avec l’auteur la question d’une possible résistance à ce qui ressemble à un implacable bulldozer.

«  Ce que nous vivons est bien une crise de l’humanisme.  » Certes ! Mais comment relever l’individu de cette dépréciation de lui-même, alors qu’il apparaît «  infantile, égoïste, incapable de comprendre ce qui est bon pour lui  » ? N’est-il pas un universel prédateur de la nature, de l’animalité, de lui-même ? Bérénice Levet publie un contre-manifeste intitulé Le courage de la dissidence, qui propose de revenir à la richesse de notre culture et de renouer avec la fierté d’être Français : «  Être Français c’est la belle et généreuse et exaltante occasion de vivre une autre vie que la sienne propre, mais cela suppose de rendre vigueur, vitalité, éclat à la personnalité française.  »

Ne serait-ce que pour guérir du climat de névrose que diffuse l’actuel désenchantement du monde, je conseillerais la lecture d’un auteur qui nous confie comment il s’est «  uni au chant français  ». Car à ceux qui feraient part du souci de ce qu’on appelle le repli sur soi et le refus de l’autre, qu’impliquerait un attachement trop exclusif à la culture nationale, il faut opposer le magnifique témoignage d’un François Cheng, ce poète d’origine chinoise, qui n’a jamais récusé sa naissance dans cette aire de civilisation, mais qui a établi entre littérature chinoise et littérature française des relations qui mettent plus encore en valeur l’une et l’autre, ne serait-ce que grâce à cette activité supérieure de l’esprit et de la sensibilité qu’est l’acte de traduire. «  Dans mon cheminement du chinois vers le français, semé de tant d’épreuves, point de cassures, de ruptures, de sacrifices, mais bien des métamorphoses, des transformations, un accomplissement transfigurant.  » François Cheng est l’exemple même d’un sourcier de la culture qui nous montre comment vaincre l’aplatissement du monde. ■