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Royaliste n°  1217

Converser avec Jean-Luc Marion

par Gérard Leclerc

lundi 27 septembre 2021

Paul-François Paoli a réussi une belle performance. Obtenir de Jean-Luc Marion une longue conversation où l’intéressé lui confie le fil de son existence, de sa pensée et même de son rapport au monde. Ce n’était pas gagné d’avance. Le philosophe n’est-il pas voué à la patience du concept, comme certains disent, et son œuvre ne se défend-elle pas toute seule, sans qu’il éprouve le besoin de se répandre dans les médias, surtout si c’est sur le mode de l’aveu. Au surplus, l’auteur de Dieu sans l’être ne s’est jamais vraiment défini comme un intellectuel sur le mode d’un Sartre ou d’un Foucauld. Même s’il s’est associé un court moment à l’offensive des nouveaux philosophes. S’il a toujours eu des convictions politiques, il ne les a jamais défendues en militant. Observateur du cours des événements, auxquels il accorde pourtant une importance première, sachant qu’ils constituent l’étoffe de la vie, il ne s’est jamais risqué à la sociologie et à l’analyse historique. Le dessein de son interlocuteur était de le faire, en quelque sorte, sortir de ses contraintes disciplinaires pour obtenir un récit autobiographique. Entendons-nous : ce récit est dominé par l’élaboration de l’œuvre philosophique, mais celle-ci s’insère dans un paysage humain, des relations qui ont beaucoup compté, notamment durant la période de formation. Ainsi deux visages se détachent, rue d’Ulm, quand l’étudiant rencontre ces deux monstres sacrés que sont Louis Althusser et Jacques Derrida.

Du premier, il ne retiendra pas grand-chose, ne serait-ce qu’à cause de la déception de ses cours, assez platement marxistes, sauf à garder de la gratitude pour l’«  attention affectueuse qu’il réservait aux jeunes pousses que nous étions.  »

Avec Derrida, c’est tout autre chose ! Non seulement, il prend en amitié le jeune Marion, mais il l’associe à son propre travail. Voilà qui doit nous retenir singulièrement aujourd’hui où la déconstruction fait tellement de ravages, dans tous les domaines universitaires, au point où l’on peut parler de «  folie  » avec Jean-François Braunstein. Or, ce n’est pas ce qu’a retenu l’élève admirateur de cette manière rabbinique «  qui dédouble l’écrit, en cerne l’envers, en creuse la faille, en exhume le non-dit  ». En s’attaquant à la métaphysique, dans une ligne heideggerienne, Jean-Luc Marion ne s’est-il pas inspiré de la déconstruction derridienne ? Oui, il y avait eu recours, mais elle n’a jamais été pour lui une finalité, plutôt un moyen de rebondir, car au-delà de Dieu sans l’être, subsiste intégralement le mystère de Dieu.

Philosophe et théologien. Que Jean-Luc Marion soit un philosophe catholique, tout le monde le sait, d’autant que sa renommée internationale lui confère un statut particulier. Pourtant, il maintient une distinction rigoureuse entre philosophie et théologie : «  Quand un chrétien entre en philosophie, il pense de la philosophie, fait de la philosophie et aboutit à la philosophie. Et si d’autre part, il se soucie d’œuvrer en croyant dans l’ordre de la pensée, il s’adonne à la théologie.  » Cependant, ajoute-t-il «  il y va de l’épreuve même de la philosophie de dépasser ses propres frontières  ». On se souvient peut-être de la polémique lancée à l’encontre des penseurs accusés «  d’un tournant théologique de la phénoménologie française  ». Michel Henry et Jean-Louis Chrétien, mais aussi Emmanuel Lévinas se trouvaient associés au même reproche. Mais la vraie question est de savoir si les intéressés ont contribué au dynamisme de ladite phénoménologie, ce qui paraît peu contestable. Reste que Jean-Luc Marion est aussi théologien, et qu’il l’a montré par sa participation à la revue de théologie internationale Communio depuis sa création. Familier des plus grands théologiens du XXe siècle, de Lubac, Daniélou, Bouyer, Urs von Balthasar, il a participé à l’histoire contemporaine du christianisme, telle qu’elle s’est développée à la suite du concile Vatican II et dans le sillage des papes Jean-Paul II et Benoît XVI. Ce dernier étant particulièrement proche de lui, puisque Joseph Ratzinger comme universitaire était un interlocuteur obligé. À tous ces noms, il convient d’ajouter aussi celui de Jean-Marie Lustiger, rencontré très tôt à l’aumônerie de la Sorbonne et dont le compagnonnage intellectuel et spirituel aboutira à une élection académique, le philosophe succédant au cardinal quai Conti. J’avoue être touché personnellement par cette évocation, car il est vrai, comme me l’a signifié l’ami Jean-Luc, qu’elle concerne une histoire à laquelle je me suis trouvé mêlé.

Mais Paul-François Paoli a aussi réussi à entraîner le philosophe sur des sujets très contemporains. Étonnamment, il se montre d’un optimisme qui contraste avec la mentalité décliniste contemporaine. Pour lui, «  la France recèle des énergies, des ressources, des possibilités endormies que beaucoup de pays de l’hémisphère nord n’ont pas  ». L’Église française même ne serait pas dans le fâcheux état que l’on déplore. Quant à l’Europe, elle est certes au cœur du nihilisme moderne, mais elle est forte d’une matrice culturelle qui peut lui permettre d’échapper à la paralysie, alimentée par l’obsession de l’impuissance. Comparée aux États-Unis, elle offre de meilleures chances de rebond : «  Le réacteur atomique est en panne, mais il n’est pas éteint. La qualité et la profondeur du compost historique demeurent inégalées.  »

Optimisme ou lucidité ? Optimisme tout de même atténué, car l’universitaire familier des États-Unis se montre très inquiet quant à l’avenir de la superpuissance qui semble avoir épuisé son modèle : «  Les Américains sont si autoréférencés, qu’ils n’éprouvent pas de difficulté à vivre dans un pays toujours plus clos sur lui-même.  » C’est en définitive l’espérance du chrétien qui surdétermine le jugement général. Car la pensée du philosophe le cède à l’expérience de la foi, qui suppose «  l’endurance d’un sportif de haut niveau et l’humilité du plus chétif vermisseau  ». ■