Un petit livre d’évocation de George Steiner, sous le signe de l’amitié, c’est un cadeau précieux, ne serait-ce que pour mesurer notre dette à l’égard du meilleur humanisme. Humanisme s’entend à l’enseigne des humanités, c’est-à-dire de la culture profonde qui nous permet de nous comprendre au cœur même de nos secrets. L’auteur d’Après Babel a été un médiateur privilégié, à cause de sa prodigieuse investigation du trésor de la littérature. Lire n’importe lequel de ses livres, c’est entrer dans une bibliothèque sans fin, grâce à l’érudition d’un guide qui nous mène à l’essentiel. Mais au prix de quelle discipline qui tient à l’héroïsme ! Steiner, de naissance, était affecté d’un handicap moteur. Son bras droit immobile restait attaché au corps. Sa « rayonnante mère » l’a engagé dans un terrible exercice : « Elle m’a encouragé à écrire de la main droite, à peindre et à lacer mes chaussures au prix de neuf mois d’agonie, alors qu’il aurait été si facile d’éluder le problème en me servant de ma main gauche. » On devine la leçon d’une telle épreuve transposée dans le domaine de la pensée : « Apprendre a un prix, et seul celui qui le paie pourra conquérir le droit à la parole. »
Est-il possible, aujourd’hui, que ce langage soit entendu ? « Enseigner sérieusement, c’est poser les mains sur ce qu’il y a de plus vital chez un être humain. C’est essayer d’accéder au plus vif et au plus intime de l’intégrité d’un enfant ou d’un adulte. Un maître envahit, entre par effraction, voire dévaste, afin de faire le ménage et de reconstruire. » Mais ce n’est qu’avec les classiques, les plus grands, que cette œuvre d’effraction est possible. Encore faut-il ne pas craindre de les apprendre par cœur, ce qui signifie « avec le cœur ». « Il suffit de songer aux expériences tragiques qu’ont vécues Primo Levi dans l’enfer d’Auschwitz ou Ossip Mandelstam au milieu des tourments du Goulag : on les avait dépossédés de tout bien et même de leur dignité humaine, mais aucun tortionnaire n’a pu les empêcher de réciter les chants de la Divine comédie pour se raccrocher à la vie dans leurs pires moments de désespoir. »
Avec George Steiner, il n’est pas possible d’échapper à son identité juive. Il s’en est toujours réclamé, même sous un aspect paradoxal. Ne se définit-il pas comme « invité parmi les hommes », en tant que Juif de la diaspora. Et cela s’accorde à son métier de critique. Dans un ouvrage d’entretiens publiés en 1992, il s’en expliquait : « Il peut sembler arrogant de penser que le juif est celui qui lit un livre un crayon à la main, mais c’est l’une de mes définitions. C’est aussi celui qui corrige des coquilles, même pour le compte d’un journal (…). La religion juive est la seule pour qui le savant est une bénédiction. » Chose amusante, il se trouve que j’ai redécouvert ce livre d’entretiens en rangeant ma bibliothèque. C’était un cadeau de Pierre Boutang. Or, ce dernier avait corrigé de sa main les coquilles de l’ouvrage, jusqu’au plus indiscernable… Ce qui peut expliquer l’étroite connivence entre les deux interlocuteurs d’un colloque qui s’est étendu sur tant d’années. Cependant, il me semble indispensable de revenir sur une identité juive paradoxale, parce qu’elle pose des problèmes aussi bien métaphysiques que politiques. « Je suis juif jusque dans mes attaches les plus profondes, mais par l’histoire, la souffrance et le destin de mon peuple. Il est inconcevable pour moi de ne pas être juif (…) ; ma maison est profondément ancrée dans le judaïsme sans qu’il y ait de la religiosité. Ma bibliothèque et ma table de travail ont elles aussi des formes de synagogue. » Voilà une sorte d’appartenance qui n’agréera sûrement pas aux représentants les plus qualifiés du judaïsme. Cet érudit polyglotte avait oublié le peu d’hébreu qu’il avait appris dans sa jeunesse. Et puis il n’est pas du tout sioniste ! « L’impératif de survie, les ambiguïtés éthiques de la colonisation de ce qui était alors la Palestine ont forcé Israël à torturer, à humilier, à exproprier bien qu’à un degré souvent moindre que ses ennemis arabes et musulmans. L’État vit derrière des murs. Il est armé jusqu’aux dents. Il connaît le racisme. Bref, il a fait des juifs des hommes ordinaires. »(1)
N’y a-t-il pas une part idéaliste dans cette position ? Toute existence nationale entraîne des impératifs géostratégiques, l’obligation de se défendre en établissant des rapports de force. Steiner n’en assume pas moins sa maxime : « La vérité est toujours dans l’exil. » Sans doute lui arrive-t-il de s’interroger sur la facilité de vivre dans sa belle demeure de Cambridge à l’écart des périls d’Israël. Il n’en persiste pas moins dans son attitude de Juif de la diaspora : « Le mot de passe du judaïsme est Exodus, aiguillon des nouveaux commencements, de l’étoile du matin. Hitler parlait par dérision des Luftmenschen, du Juif comme "créatures de l’air" sans foyer. Mais l’air peut être un royaume de liberté et de lumière. »
On peut trouver une parenté entre cet antisionisme et l’attitude d’un Martin Buber, critique à l’égard de la politique sioniste, même si lui a choisi d’habiter sur la Terre promise. Mais l’opposition réapparaît entre les deux penseurs, quand il s’agit d’envisager l’essence religieuse du judaïsme. Car Buber, contrairement à Steiner, s’est toujours défini comme héritier d’un des rameaux les plus authentiques de la foi d’Israël (2). Il n’en va pas de même pour Steiner qui, à certains égards, peut même être considéré comme athée. À son ami italien Nuccio Ordine, il affirme être convaincu qu’il n’y a rien après la mort. Pourtant, la Bible demeure pour lui le livre par excellence. Il l’a affirmé avec une particulière insistance dans la préface qu’il a donnée à l’édition anglaise de la Bible, celle de la King James Version, qui fut le creuset de la langue anglaise, comme la Bible de Luther le fut de la langue allemande. « Comme les murs de nos musées seraient nus, dépouillés des œuvres d’art qui illustrent, interprètent ou évoquent des thèmes bibliques ! Quelle part aurait le silence dans notre musique occidentale, du chant grégorien à Bach, de Haendel à Stravinsky et à Britten, si nous en retirons tous les textes, scènes et motifs bibliques mis en musique ! Le même constat vaut pour la littérature occidentale. Notre poésie, notre théâtre et notre fiction seraient méconnaissables si nous omettions la présence permanente de la Bible. » Et au-delà même de cette omniprésence dans la mémoire et l’art de l’Occident, il y a cette certitude que l’on peut dire métaphysique : « De tous les livres c’est la Bible hébraïque qui pose le plus de questions à l’homme. » (3)
Emmanuel Levinas n’aurait pas reconnu à Steiner ce qu’il reconnaît à Buber, c’est-à-dire le mérite d’avoir restitué au monde contemporain un judaïsme rendu à lui-même et audible aujourd’hui. Mais le témoignage singulier de ce Juif paradoxal n’en est pas moins précieux pour ce qu’il plaide sur le terrain de la culture la plus authentique. ■
(1). George Steiner, « Entretien avec Ramine Jahanbegllo », Éd. du Félin.
(2). Martin Buber, « Le Message hassidique », Albin Michel.
(3). George Steiner, « Préface à la Bible hébraïque », Albin Michel.