Si je ne compte pas parmi les premiers lecteurs de Michel Houellebecq – ce que je regrette d’ailleurs – sa découverte fut pour moi une vraie révélation. Si je ne me trouvais pas forcément en correspondance avec sa manière, qui pouvait même me dérouter, j’avais le sentiment d’un véritable écrivain, dont la vocation était celle d’un explorateur du temps présent, avec un sens très sûr de ses déséquilibres et de ses apories. De roman en roman, l’écrivain n’a fait que confirmer son empathie avec une époque qu’il ne semble pas aimer, mais son désamour n’a rien de haineux, car il ne va pas sans une sorte de pitié compassionnelle. Avec son dernier né – anéantir – je pense même qu’il a franchi une étape, avec une proximité qui va jusqu’à la complicité la plus extrême avec ceux dont il décrit le parcours de vie. Le mot tendresse n’est pas excessif pour qualifier des relations aussi attentives.
Qu’on ne s’attende pas à un roman de divertissement ou à un roman d’évasion, comme ceux dont il est fait mention à la fin du livre, ceux de Conan Doyle et d’Agatha Christie destinés à faire oublier son grave état de santé au principal héros. Non qu’il n’y ait pas des moments divertissants, mais le récit dans son ensemble constitue une épreuve et s’alourdit au fur et à mesure, jusqu’à devenir pathétique. Houellebecq veut placer chacun de ses lecteurs devant son destin, sa finitude et même son anéantissement. Depuis toujours, il est hanté par les énigmes métaphysiques, et son rapport tumultueux à la foi chrétienne ressort une fois de plus (1). Sans doute celui-ci se trouve-t-il en contraste avec le bricolage religieux si caractéristique de l’époque, ce qui produit un flottement qui a le mérite de ne pas mentir quant à ce que Guillaume Cuchet appelle « la prolétarisation métaphysique » dans un climat post-chrétien. Mais le souci de Houellebecq est aussi d’ordre civilisationnel, avec des enjeux qui impliquent une modification substantielle des attitudes devant la vie. Le thème de l’euthanasie était déjà présent dans La Carte et le territoire (2010) avec une singulière violence, notamment à l’égard de la Suisse, terrain privilégié du suicide assisté. On pourrait dire que cette fois, il est au cœur du roman, moins sur le mode de la dénonciation que celui du soin privilégié à l’égard de ceux qui sont en situation de faiblesse et même d’extrême précarité, eu égard à leur délabrement physique. La seule idée qu’ils n’auraient plus le droit de vivre parce que réduit à l’état de « légume », révolte l’écrivain qui a tenu à manifester sa colère au moment de l’affaire Vincent Lambert (notamment dans Le Monde du 11 juillet 2019) et par la suite : « Je vais, là, devoir être très explicite : lorsqu’un pays – une société, une civilisation – en vient à légaliser l’euthanasie, il perd à mes yeux tout droit au respect. Il devient dès lors non seulement légitime, mais souhaitable de le détruire, afin qu’autre chose – un autre pays, une autre société, une autre civilisation – ait une chance d’advenir. » (Le Figaro 5 avril 2021).
Il ne faut pas se cacher que la légalisation de l’euthanasie constitue la prochaine étape des réformes dites sociétales. Un de mes amis, qui publie prochainement un essai sur le sujet, m’avoue qu’il s’agit d’ores et déjà d’une cause perdue. Le plaidoyer de Houellebecq a-t-il dès lors la moindre chance d’être entendu et compris ? Dans anéantir, on voit à l’action un groupuscule pro-vie décidé à affronter l’industrie de la mort. Mais c’est une petite équipe d’activistes que l’on traitera de « facho » pour mieux la discréditer. C’est pourquoi le roman s’oriente plus vers une sorte de regard intérieur, qui rend la personne incapable de se mouvoir et de s’exprimer, en mesure d’attirer sur elle un amour supérieur, ce qui peut ressouder toute une famille, d’abord désorientée mais prenant conscience d’une solidarité qui rend son prix véritable à notre humanité. Parallèlement, c’est la tenue et l’ambiance des Ehpad qui se trouvent décrites avec réalisme, jusqu’à nous faire honte. Quel technocrate borné a pu inventer une pareille dénomination ? Dans notre pays vieillissant, le sort réservé aux aînés dans ces établissements est apparu encore plus scandaleuse pendant ces années de pandémie.
La critique n’a pas manqué de souligner aussi toute la part politique du roman qui n’est pas mineure, avec la mise en valeur pour le moins surprenante d’un ministre des Finances dont la ressemblance avec Bruno Le Maire est plus que suggérée. Elle est évidente. Mais alors, faut-il prendre au sérieux cet éloge dithyrambique d’un personnage qui n’aurait rien à envier à Colbert et aurait permis à l’économie française de sortir de ses difficultés, jusqu’à renouer avec l’ère des Trente Glorieuses ? Houellebecq a-t-il vraiment tiré de ses conversations avec le maître de Bercy les certitudes qu’il affiche avec tant de sérieux ? On peut aussi estimer que l’intéressé a tiré un certain nombre de leçons de l’expérience Macron, qui par ailleurs, n’est pas du tout convaincante aux yeux de celui qui dénonce « les fantasmes de la start-up nation » avec ses piètres résultats. Nous sommes donc en pleine contradiction, à moins de croire à cette fable d’un second quinquennat qui aurait, grâce aux orientations nouvelles de Bruno le Maire, effacé l’échec du premier. Et puis il y a aussi un moment significatif, lorsque le personnage clé du roman, collaborateur et intime du ministre, reste comme paralysé lorsqu’il s’agit, par son bulletin de vote, de donner son quitus à l’expérience en cours.
Mais comme toujours, chez Houellebecq, on est frappé par l’effort de documentation auquel l’écrivain s’est attaché. Ce qui est vrai dans le domaine médical l’est aussi dans le domaine de la communication politique dont l’auteur, non sans quelque virtuosité, a exploré les arcanes, en nous offrant ainsi en direct une leçon d’entraînement en période présidentielle. C’est presque un régal que cette association d’un réel savoir avec une inventivité verbale non exempte de bluff et d’intuitions géniales.
Au terme d’un tel parcours, 730 pages, on se sent enrichi et on est obligé d’admettre que non seulement Houellebecq est égal à lui-même mais qu’il peut encore progresser en exploration de notre satanée planète, fut-elle représentée par la seule France, et en détecteur des symptômes d’une civilisation en convulsion. D’aucuns lui reprochent de donner une fâcheuse impression de ce qui est tout de même un mode de vie démocratique, sans doute faillible, mais tout de même en avant-garde du progrès et de la modernité. Peut-être, mais le point de vue civilisationnel offre aussi d’autres instruments d’analyse qui permettent au romancier de penser son siècle, comme Balzac avait pensé le XIXe siècle. ■
(1) cf. « Misère de l’homme sans Dieu, Michel Houellebecq et la question de la foi », sous le direction de Caroline Julliot et Agathe Novak-Lechevalier, Champs Essai, janvier 2022.