Maritain, dont on célèbre le cinquantenaire de la mort ce 28 avril, s’est éloigné au gré des évolutions du monde et des modes. C’est sans doute le lot des penseurs les plus influents en leur temps. L’auteur du Paysan de la Garonne ne s’est pas fait faute de stigmatiser la chronolâtrie qui dévalorise le meilleur d’un héritage au profit du contingent le plus clinquant. Mais de ce point de vue, il y a quand même une difficulté sérieuse avec Maritain. Ne se voulut-il pas une sorte de réconciliateur de la tradition et de la modernité, ne serait-ce qu’en traçant les lignes de ce qu’il appelait la « nouvelle chrétienté » ? N’y a-t-il pas une contradiction difficilement assumée entre celui qui s’est voulu résolument « antimoderne » et celui qui participait à une redéfinition d’une charte des droits de l’homme à la naissance des Nations unies ?
À mon sens, cette contradiction intime est une constante de sa personnalité. Après une visite à celui qui était alors ambassadeur de France auprès du Saint-Siège à la demande du général de Gaulle à la Libération, le père Daniélou confiait un certain agacement à son ami de Lubac : « J’avoue que j’ai autant de mal à le suivre dans son intégrisme doctrinal que dans son utopisme social. » (1) Mais on peut discerner aussi dans de telles positions contrastées la source d’une réelle fécondité. Ne correspond-elle pas aux fluctuations même de la vie et de l’histoire ? C’est peut-être pour cela qu’il convient de revisiter l’œuvre de Jacques Maritain non de façon détachée mais imbriquée dans son époque et en rapport aux provocations qu’il s’est efforcé d’affronter. De ce point de vue, je suis très reconnaissant à l’égard de Michel Fourcade pour les trois volumes de sa thèse, désormais éditée sous le titre de Feu la modernité ? Maritain et les maritainismes. Ils m’ont permis de reparcourir un itinéraire d’une richesse considérable, grâce à une documentation inégalée. J’y découvre nombre de renseignements et de précisions qui m’éclairent sur des personnages importants ainsi que des documents qui permettent de mieux comprendre certains choix et certaines attitudes. C’est le cas à propos du compagnonnage de Maritain avec l’Action française, qui ira très loin, jusqu’à la création de La Revue universelle en 1920, avec Maurras, Bainville et Massis. Mais ce compagnonnage a toujours été conditionnel. D’évidence, le philosophe n’est pas sur la même ligne, tout en consentant à une alliance qu’il estime profitable aux causes qu’il défend. On sait que cette alliance sera brisée avec la condamnation romaine de l’Action française, où le compagnon de route se trouvera propulsé, de par la volonté impérative de Pie XI, comme son principal procureur. Situation inouïe : c’est le pape qui demande au laïc de se substituer au magistère pour justifier une condamnation doctrinale.
Toujours est-il que c’est le grand tournant de l’existence de Maritain, si l’on excepte sa conversion initiale au catholicisme dans le sillage de Léon Bloy. Tout en continuant sa recherche à l’étude de saint Thomas d’Aquin, il va se mettre en quête d’une pensée politique originale, celle qui trouvera son aboutissement avec la rédaction d’Humanisme intégral. Cet essai qui va tellement marquer une génération catholique. Le projet de réconcilier un idéal de chrétienté et un idéal d’humanisme purifié est-il complètement convainquant en dépit de son intérêt ? Je n’en suis pas persuadé par l’étude du livre lui-même et aussi en raison des choix ultérieurs de l’auteur. Il aura, en effet, le plus grand mal à reconnaître des exemples concrets probants qui correspondent à ses projections. Dans le livre, je relève une hésitation à définir le pluralisme démocratique auquel Maritain consent. S’il admet que la conception médiévale de la cité ne convient plus, il peine cependant à définir le cadre convenable à ce pluralisme. Est-il suffisant d’en appeler à « une unité d’orientation, qui procède d’une commune aspiration (traversant des cultures hétérogènes et dont certaines peuvent être très déficientes) à la forme de vie commune la trouvant accordée aux intérêts supra-temporels de la personne… » Il est significatif aussi pour lui, qui s’est reconnu si longtemps royaliste, qu’il ait à se préoccuper du remplacement de « rôle d’agent d’unité et de formation que le monarque chrétien jouait autrefois ». Est-il satisfaisant et convainquant d’imaginer que ce rôle soit tenu par « la partie la plus évoluée du laïcat chrétien et des élites populaires » ?
Maritain n’aurait été nullement étonné par l’échec généralisé des expériences de démocratie chrétienne auxquelles il n’a jamais cru et qui ne correspondaient pas à ses critères. Le seul cas qui trouvera grâce à ses yeux est celui du Chilien Eduardo Frei qui fut son étudiant et dont les six ans de présidence de la République permirent la mise en œuvre d’importantes réformes pour le pays. Mais peut-on faire un modèle d’une expérience éphémère qui se terminera par une défaite face au socialiste Allende dont on connaît le destin.
La désillusion du politique n’a-t-elle pas aussi son répondant dans l’ordre ecclésial ? Maritain a eu un disciple italien prestigieux en la personne de Giovanni Battista Montini qui fut son traducteur et préfacier avant d’accéder au siège de saint Pierre. Dans son rôle de conducteur du concile Vatican II, n’était-il pas inspiré par ce maître en aggiornamento, précurseur de la réconciliation de l’Église avec le monde moderne ? Au terme du concile, c’est au philosophe français que le pape avait remis un message spécifique destiné au monde de la culture. Pourtant la publication du Paysan de la Garonne dès 1966 va accuser la différence entre les espoirs conçus d’un renouveau de l’Église et les résultats effectifs. Paul VI avait cru à une réconciliation permise par la suppression des obstacles nés à l’époque des Lumières. Mais c’est une crise considérable qui survient à la suite de Vatican II. Maritain en mesura toutes les dimensions, se retrouvant en accord avec le père de Lubac qui fut pourtant un des inspirateurs majeurs des constitutions conciliaires. Mais de Lubac a encore un diagnostic plus sévère que celui du philosophe. Là où ce dernier désigne une crise doctrinale liée à l’abandon de l’orthodoxie thomiste, le jésuite dénonce une véritable apostasie du fait des assassins de la foi.
Pourtant, on ne saurait conclure sur un bilan négatif d’une vie si remplie et d’une œuvre si féconde en tant de domaines. Comme Pierre Manent, on peut s’interroger sur une construction politique de nature purement spéculative, forcément distanciée de la réalité historique. Maritain n’est ni Raymond Aron, ni Tocqueville d’ailleurs. Mais son prodigieux rayonnement qui a dépassé largement nos frontières nationales indique assez l’importance qui fut la sienne en son temps et le sillage qu’il a laissé derrière lui pour les générations futures. ■
(1). Daniélou, de Lubac, Correspondance, éditions du Cerf.
► Michel Fourcade, « Feu la modernité ? Maritain et les maritainismes », en trois tomes, Arbre bleu éditions.