Depuis que la guerre a été déclenchée en Ukraine, la personnalité de l’homme du Kremlin est au cœur de toutes les perplexités. Sur la question, il y a lieu de prendre au sérieux l’analyse d’Emmanuel Todd : « Le conflit, en passant d’une guerre territoriale à un affrontement économique global, entre l’ensemble de l’Occident d’une part et la Russie adossée à la Chine d’autre part, est devenu une guerre mondiale. » Et si l’on se met dans la perspective de l’anthropologue, on prend conscience des enjeux civilisationnels de ce conflit (cf. Le Figaro du 13 janvier, propos recueillis par Alexandre Devecchio : « La Troisième Guerre mondiale a commencé »). Sans doute est-il possible d’en rester à l’image d’un pur tyran, en spéculant sur sa santé et ses faiblesses militaires avérées. Mais cela ne nous instruit guère sur son ancrage dans l’histoire d’un pays immense que l’on ne saurait aligner sur nos propres mesures.
Voilà qui explique le succès du « roman » intitulé Le Mage du Kremlin que l’on doit au politologue Giuliano da Empoli. L’intéressé n’a aucune attache avec la Russie et son personnel dirigeant. Il les observe de son poste d’enseignant en sciences politiques, cependant non dépourvu d’expérience puisqu’il fut le conseiller de Matteo Renzi à Rome. C’est dire qu’il lui fallait associer à sa recherche approfondie du dossier une faculté d’imagination singulière pour réussir cet exploit de convaincre de sa pertinence une spécialiste comme Hélène Carrère d’Encausse. Il a, en effet, obtenu le Grand Prix du roman de l’Académie française ! Le terme d’imagination doit être ici associé à celui d’empathie, car pour se garder des éventuels méfaits, selon le mot de Pascal, de cette « maîtresse d’erreur et de fausseté », il lui fallait être au diapason de l’objet de son exploration.
Autre élément à apprécier : le fait que, plutôt que d’affronter directement Poutine en personne, da Empoli ait jeté son dévolu sur son principal conseiller, souvent qualifié de nouveau Raspoutine, par analogie avec le personnage qui assista Nicolas II et dont on n’a pas oublié le génie maléfique. Mais le mage du Kremlin, s’il peut lui être comparé pour son influence sur le nouveau tsar, s’en distingue par un profil intellectuel à l’opposé. Et puis Poutine est le contraire de Nicolas II. Personne ne saurait le subjuguer et il considère de son regard le plus détaché son entourage. Ce sont ses seuls talents rationnels et pratiques qui valent à ce Vadim Baranov (l’équivalent du très réel Vladislav Sourkov) de jouer un rôle de premier plan. Et ce qui apparaît d’abord dans le portrait qu’en dresse le romancier, c’est la distance qu’il est capable de prendre avec lui-même. N’est-il pas aussi l’héritier d’un grand-père qui n’adhéra jamais au système soviétique qu’il considérait avec l’ironie d’un homme libre et cultivé ? Ce qui le distinguait de son propre fils, le père de Baranov, parfait apparatchik, ne serait-ce que pour profiter des avantages de la nomenclature. Mais le futur mage du Kremlin, fort de sa connaissance du passé national, se distingue aussi par son appartenance à une modernité branchée, avec une possibilité de critique du régime alors qu’il est associé aux manœuvres du pouvoir. Ne finira-t-il pas par s’en détacher ?
Dans cette œuvre d’imagination, il y a des aspects d’une exactitude remarquable en ce qui concerne notamment l’ascension du nouveau tsar. Si Poutine a su si rapidement gravir les degrés suprêmes du pouvoir, il le doit à la conjoncture des années Eltsine, au vide qui s’était créé. La chute de l’Union soviétique a suscité une explosion capitaliste et l’émergence de ce qu’on appelle les oligarques, mais l’autorité politique s’est dissoute : « L’excès d’horizontalité a porté au chaos, aux fusillades dans les rues, à la banqueroute financière de l’État, à notre humiliation sur le plan international. Si vous me pardonnez le jeu de mots, on pourrait dire que l’excès d’horizontalité a effacé l’horizon. Pour pouvoir tracer une perspective, il est devenu à nouveau nécessaire de s’élever. » Le futur associé a parfaitement défini ce qui sera l’objectif de celui qu’il veut propulser comme l’héritier des tsars. Il s’agit de répondre à un désir de verticalité, c’est-à-dire d’autorité. Poutine appartient à une catégorie formée pour cela, celle des services de renseignement qui n’a rien à voir avec les oligarques enrichis ou les politiciens mous.
La complicité de Baranov a donc un solide fondement, celui de la conviction « de la supériorité éthique de l’État » et Poutine offre des garanties sérieuses sur ce terrain-là. D’ailleurs, l’image qu’il donne dans ce récit romanesque invite à modérer certaines appréciations unilatérales. La dureté de son tempérament n’est pas exclusive d’une forme aiguë d’analyse des situations. Mais il est vrai aussi que le tsar est persuadé que seule la force la plus brutale permettra de venir à bout des menaces qui risquent de détruire la Russie. Il ne s’agit pas de faire « une guerre humaine, à l’américaine » : « Gagner le Prix Nobel de la paix ne m’intéresse pas. Ce qui m’intéresse c’est de vaincre les séparatistes et la menace qu’ils représentent pour l’intégrité de la fédération de Russie. » On saisit la différence qui sépare nos conceptions démocratiques et procédurales avec ce type de direction. Certes, on peut rêver à une mutation des mœurs politiques, mais il n’est pas possible de faire abstraction d’une situation de guerre et de l’obsession d’une réduction forcée de puissance, ne serait-ce que territoriale. Et puis il y a les données anthropologiques caractérisées par Emmanuel Todd et qui se retrouvent à travers l’empathie du romancier. Verra-t-on jamais à Moscou l’équivalent de nos campagnes électorales et le face-à-face policé de nos candidats épaulés de leurs équipes d’experts ? Sans compter que « la lutte pour le pouvoir en Russie est encore un processus sauvage et fantaisiste : tout peut arriver à n’importe quel moment ».
Ainsi l’exigence de verticalité répond-elle à une donnée historique incontestable. En se situant dans la cohérence de la tradition, Vladimir Poutine pouvait se prévaloir d’une continuité qui donnait sens à sa manière de diriger : « La Russie d’Alexandre Nevski, la troisième Rome des patriarches, celle de Pierre le Grand, la Russie de Staline et celle d’aujourd’hui. En cela résidait la grandeur de Poutine, mais il avait ensuite cédé à la tentation de trouver, dans la continuité de la force, la trame qu’il cherchait, une intrigue dénuée de lumières, mais non de grandeur. »
Le roman de Giuliano da Empoli ne laisse pas de côté la question ukrainienne, mais celle-ci reste forcément en suspens. Ses dernières pages sont plutôt désarmantes, car elles ne débouchent nullement sur un éloge de nos institutions. Ce qui se présente à nous, c’est ce que Bernanos appelait « la civilisation des machines ». L’idéal démocratique disparaîtrait là où il est né ? On peut considérer cela comme une provocation, mais une provocation utile pour comprendre l’ampleur des défis qui sont les nôtres et que nous ne sommes pas assez armés pour surmonter. ■