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Royaliste n°  1235

La malédiction d’un génie

par Gérard Leclerc

lundi 23 mai 2022

► Louis-Ferdinand Céline, « Guerre », NRF Gallimard, mai 2022. On pourra aussi se rapporter à la biographie écrite par Yves Buin qui vient d’être rééditée dans la collection Folio.

Il fallait bien que ça lui arrive à lui, l’un des personnages les plus fantasques de notre littérature ! Soixante ans après sa mort, la réapparition d’une somme de manuscrits, que l’on croyait à jamais perdus, vient remettre au premier plan de l’actualité littéraire une œuvre sulfureuse, sur laquelle on disputera d’autant plus à l’infini que son auteur est un personnage énigmatique, entre génie et folie, incohérence et ignominie, sans oublier certains aspects humanitaires de «  médecin des pauvres  ». Pierre-André Taguieff s’est dressé avec vigueur contre les tentatives de réhabilitation de la part de certains idolâtres, prêts à oublier les côtés les plus sombres du personnage, dont l’antisémitisme rabique n’a pas seulement abouti à la rédaction de pamphlets que Gallimard hésite toujours à rééditer, puisque, dans le Paris de l’Occupation, il regrette ouvertement que les troupes allemandes n’aient pas procédé plus ardemment à l’extermination des Juifs.

Ernst Jünger a rapporté dans son journal de guerre les propos que lui a tenus Céline en décembre 1941 : «  Si les Bolcheviques étaient à Paris, ils vous feraient voir comment on s’y prend : ils vous montreraient comment on épure une population quartier par quartier, maison par maison. Si je portais la baïonnette, je saurais ce que j’ai à faire  ». Celui qui n’hésite pas à se déclarer raciste et hitlérien est donc cohérent avec des convictions qui précèdent l’Occupation. Mais à quoi peuvent bien se rapporter de pareilles idées ? S’ordonnent-elles dans un système de pensée ? On est bien en peine de le définir, même si l’on perçoit quelques références à une conception biologisante de l’humanité, à un eugénisme bien présent dans certains courants médicaux. À quelques jours de sa mort, interrogé sur la personnalité dont il aimerait être le biographe, il répond sans hésiter : Vacher de Lapouge. C’est qu’il était impénitent dans son orientation racialiste, même s’il admettait qu’il avait changé d’avis sur les Juifs, au point d’admirer la fondation de l’État d’Israël. S’agissait-il pour autant de sa part d’une réflexion rigoureuse dont la perversité n’aurait pas effacé le caractère structuré ? Sûrement pas !

L’auteur du Voyage au bout de la nuit s’est souvent défini comme anarchiste, mais cet anarchisme n’a rien à voir avec celui de son contemporain Louis Lecoin. Le mot désigne plutôt une attitude morale qui pourrait bien s’apparenter au désordre intérieur, au refus de toute normativité, au profit des humeurs, plaisirs et déplaisirs de qui ne supporte aucune contrainte extérieure. Est-ce une sorte d’esthétisme ? Sans doute oui, mais d’un esthétisme délié de toute prétention à une vérité qui serait juge de tout. Écrire pour Céline, s’est se délier de la vérité, même si cela confine à la maladie, à la confusion de l’esprit.

Peut-être l’inédit que Gallimard vient de publier, en reprenant le titre choisi par Céline, Guerre, peut-il nous mettre sur la piste de ce brouillage qui s’est produit dans la tête du futur écrivain. Et c’est précisément la guerre, la première mondiale, celle où le jeune Louis-Ferdinand Destouches est blessé gravement au bras et atteint à la tête au cours d’une mission sur le front nord en 1914. Issu d’une famille tout à fait conformiste, il se trouve brusquement plongé dans un univers de cauchemar, cerné par la souffrance et par la mort. Toutes les bienséances volent en éclats. Dans l’hôpital provisoire où il est soigné, le blessé ne supporte plus le langage de ses parents venus à son chevet. Trop de convenances, alors que tous les signes sont inversés. Pour décrire cet environnement impossible, la langue qu’a inventée l’écrivain est la seule adéquate. La belle langue classique sonnerait à côté.

Un seul exemple de cette prose inimitable, où l’argot est promu en genre littéraire, avec ce qu’il faut de souffle, de musical et même de préciosité : «  T’es cassé plus qu’aux deux tiers mais avec le bout qui reste tu vas encore bien te marrer, laisse-toi souffler debout par l’aquilon favorable. Dors ou dors pas, titube, trombone, chancelle, dégueule, écume, pustule, fébrile, écrase, trahis, ne te gêne guère, c’est une question de vent qui souffle, qui ne sera jamais aussi atroce et déconneur que le monde entier. Avance, c’est tout ce qu’on te demande, t’as la médaille, t’es beau. Dans la bataille des cons de la gueule t’es enfin en train de gagner très haut, t’as fanfare particulière dans la tête, t’as la gangrène qu’à moitié, t’es pourri c’est entendu, mais t’as vu le champ de bataille où qu’on ne décore pas la charogne et toi t’es décoré, ne t’oublie pas ou t’es que l’ingrat, le vomi décrispé, la raclure de cul baveux, qui vaut plus le papier qu’on te torche.  »

La drôle d’humanité qui se dégage de pareille déclamation ! Aucune piété patriotique, aucune fierté militaire. Le maréchal des logis ne se glorifie même pas de sa citation signée du maréchal Joffre, pour la mission héroïque accomplie, la balle qui lui paralyse le bras. C’est juste la garantie de ne pas s’être blessé ou automutilé pour être dégagé de la bataille, ce qui vaudrait d’être fusillé au petit matin. Est-ce cela l’anarchisme de qui ne croit plus en rien, trouve ridicules les bonnes paroles des braves gens ? Et se trouve ainsi pénétrer dans un univers interlope, où on trafique des femmes et où tout le monde trahit tout le monde…

Il est fort possible que Louis-Ferdinand Céline, récupérant ses manuscrits, aurait fortement remanié le texte de Guerre. Mais comme tel, il ne dépare pas d’avec les livres les plus célèbres. Surtout, il donne la clé, ou du moins une des clés, de la malédiction qui a marqué une existence et une œuvre. L’expérience de la guerre lui est entrée définitivement «  dans la tête  », elle ne le quittera plus. Sans doute est-ce l’affaire de toute une génération, celle à laquelle appartient aussi Bernanos : «  Vieux compagnons des collines battues par le vent…  ». Sous le soleil de Satan ne s’explique pas sans la même commune expérience qui mit fin aux illusions du progrès définitif que les utopies modernistes annonçaient.

Mais Céline et Bernanos divergent complètement à partir de là. Le second ne cesse d’interroger l’énigme du mal, sans jamais s’abandonner à sa fatalité. Le premier est désormais complètement désabusé. À Élie Faure, son collègue médecin mais aussi historien de l’art, il déclare : «  L’Homme est maudit. Il inventera des supplices mille fois plus effarants encore pour les remplacer. Dès l’ovule, il n’est que le jouet de la mort  ». Au questionnaire de Proust «  Pour quelle faute avez-vous le plus d’indulgence ?  », il répond : «  L’homme n’est qu’une faute… Il est loupé ! … Faut en prendre son parti… le tolérer comme il est pas perfectible !  » Est-ce donc la seule impression que doit nous laisser cet écrivain déroutant ? Pourtant, son génie n’est pas douteux parce qu’il rend compte d’une redoutable observation de la déchéance humaine, mais aussi parce qu’il a su conférer à la langue française une musicalité nouvelle, où il a transposé une charge d’émotion qui le hisse malgré tout parmi nos plus grands écrivains. C’est bien pourquoi on peut parler de la malédiction d’un génie. ■