Lorsqu’on évoque la culture woke – un mot dont la fortune s’avère considérable aussi bien du côté de ses partisans que de ses adversaires – c’est d’abord en référence avec le milieu universitaire. Tout d’abord, parce que le climat souvent infernal qui y règne signifie ce qu’elle peut avoir d’obsessionnel et d’étouffant, mais aussi parce que ses motifs et sa rhétorique ont bien été créés sur place. À ce propos, le roman de Philip Roth, intitulé La tâche et paru en 2002, décrit assez bien le genre de chasse aux sorcières qui s’est multiplié par la suite et trouve son origine dans le pénible traitement de la question raciale. Mais le mouvement s’étend désormais bien au-delà du monde intellectuel. Dans un essai brillant, la jeune journaliste Anne de Guigné montre comment c’est le domaine de l’économie et des entreprises qui est désormais touché, avec une intensité telle que l’on peut parler de mutation radicale des finalités. Il ne s’agit plus seulement d’assurer la rentabilité de la production mais d’intégrer des notions de responsabilité sociale – où l’écologie joue désormais un rôle central – qui touchent à la politique.
Cela va si loin que les entreprises les plus puissantes aux États-Unis, mais de plus en plus chez nous, tendent à s’affirmer comme les nouveaux lieux d’élaboration des normes éthiques et donc « des questions vertigineuses du bien et du mal ». Impossible d’échapper « à cet environnement de plus en plus perméable aux revendications minoritaires et où chacun, surtout parmi les cadres, est régulièrement prié de relayer les engagements sociétaux portés par l’entreprise ». Exemple : « Aux États-Unis un employé d’Apple a été renvoyé au bout de quelques semaines, à la demande de ses nouveaux collègues, pour avoir écrit dans sa vie antérieure, quelques lignes peu amènes sur les femmes de la Silicon Valley. »
Autre exemple qui nous touche directement. On connaît désormais la militante Assa Traoré, égérie de l’antiracisme, depuis qu’elle a pris la tête du combat en faveur de son frère Adama, victime d’une confrontation avec les gendarmes. La voilà embauchée par la marque Louboutin pour faire la promotion d’une chaussure haut talons. Ce qui lui permet d’affirmer sur son compte Facebook : « Je marcherai dans vos pas à tous les trois (les designers de la maison) grandie par cette élégante création qui fait de moi une femme fière de ce que nous construisons ensemble. Justice pour tous. » Et le bénéfice de l’opération sera reversé à une organisation œuvrant pour la justice sociale. Que l’on ne pense pas à un geste gratuit. Désormais il en coûte cher de déroger aux règles imposées par l’antiracisme, lorsque celles-ci ne sont pas encore pleinement intégrées.
Cependant, le phénomène ne prêterait pas autant à conséquence, si une nouvelle configuration sociale et internationale n’était intervenue. Anne de Guigné a pris toute la distance nécessaire pour en mesurer la portée : « Les multinationales doivent assumer ce rôle inconfortable de porter attentes et frustrations de la société contemporaine, car la place est vide : les autres grandes institutions – Églises, partis politiques, syndicats, grandes idéologies… - qui structuraient la civilisation en Occident et en organisaient le débat autour de valeurs communes, se sont peu à peu affaissées. » Psychologiquement, moralement, les attentes de sens et d’épanouissement individuel apparaissent démesurées à l’égard d’organismes dont les employés sont titulaires, bien au-delà des services qu’elles pouvaient rendre dans leur ordre.
Il est vrai qu’à retracer l’évolution économique depuis le XIXe siècle, le rôle de l’entreprise a varié avec sa mission sociale. Pendant longtemps, la figure du patron paternaliste a permis de créer des liens de solidarité à l’image d’une grande famille autour du patron entrepreneur, ce qui n’allait pas sans avantages reconnus par les employés : subsistance, logement, éducation, culture, santé, retraite… À la Libération, notamment sous l’effet du programme social de la Résistance, c’est l’État Providence qui va prendre le relai, avec la nationalisation des missions qui revenaient aux patrons sociaux. Ce ne sera qu’une phase intermédiaire, à cause du retour au libéralisme le plus extrême, avec la croyance en la capacité des marchés à s’autoréguler. Nous l’avons constaté chez nous, confronté à la désindustrialisation, dont nous ressentons durement les effets. Et nous ne sommes pas les seuls : les États-Unis ont aussi subi les conséquences de cette dérégulation, ce qui n’a pas été sans lien avec l’apparition de Donald Trump dans le jeu politique. Et par ailleurs, il n’est pas certain que les nations dites émergentes aient pu pleinement bénéficier des délocalisations, la faiblesse des salaires ouvriers ne plaidant pas toujours en faveur du libéralisme débridé.
La crise financière de 2008 va provoquer un retournement intellectuel, en tenant compte du décalage de l’économie par rapport à l’intérêt général : « En un peu plus d’une décennie c’est ainsi imposée l’idée que les entreprises, bien plus que les États, détiennent les clés d’une vie durable sur terre. » D’où une moralisation de la sphère économique, qui obéirait au principe responsabilité de Hans Jonas : « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre. » Faudrait-il donc se féliciter d’un tel aboutissement qui paraît s’accorder aux fins les plus souhaitables ?
Les choses ne sont pas aussi simples, car nous assistons, parallèlement à la montée en puissance des entreprises géantes, à un affaiblissement de la puissance étatique. En dépit des intentions vertueuses proclamées, on s’aperçoit qu’avec Facebook, Google, Amazon, le pouvoir de contrôler l’information et d’influencer les processus politiques est devenu démesuré. À eux de censurer ce qui ne leur convient pas, au risque de se trouver en contradiction avec les législations nationales telle celle concernant la laïcité. Il faut donc convenir de « la lente privatisation de multiples fonctions de solidarité et de protection qui étaient jusqu’ici assumées par la puissance publique ».
Peut-être la crise sanitaire actuelle et la guerre en Ukraine vont-elles provoquer un retour au politique. La réévaluation envisagée en Europe des budgets militaires pèserait en ce sens, tout autant que l’attention à nouveau portée à la diplomatie et aux considérations géopolitiques. Mais force est d’admettre en même temps la prétention des entreprises à prendre le relais des États et à assumer le développement de la planète. Si l’on ajoute à cela la sorte de légitimation qui assurerait au pouvoir économique ce qu’on appelle la culture woke, on peut tout craindre. Car nous n’avons pas affaire à un nécessaire supplément d’âme, mais bien plutôt souvent à des rêves transhumanistes portés par le vertige de la technique. ■