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Royaliste n°  1236

Le cas Pap Ndiaye

par Gérard Leclerc

lundi 6 juin 2022

Wokisme, cancel culture font désormais partie du vocabulaire commun. Leur caractère polémique indiscutable rend compte de l’âpreté du combat intellectuel d’aujourd’hui. Mais n’en a-t-il pas toujours été ainsi, sauf peut-être quelques phases plus apaisées ? C’est, sans doute, parce que la période des années quatre-vingt/quatre-vingt-dix avait permis une relative accalmie, propice aux échanges, que l’aventure d’une revue comme Le Débat avait été possible. Il est vrai que la chute de l’empire communiste avait été accompagnée du déclin inéluctable de la doxa marxisante et que l’espace était plus libre. Sartre ne pouvait plus proférer que «  tout anticommuniste est un chien  ». Dominique Schnapper, la fille de Raymond Aron, a récemment confié au Monde combien la période de l’Après-Guerre avait été difficile à vivre pour l’auteur de L’Opium des intellectuels et pour son entourage familial. J’avoue en avoir été assez étonné, car je croyais que le prestige du penseur et même sa position sociale lui assuraient au moins une part d’estime et de reconnaissance. Eh bien, non ! Dans le monde universitaire, le grand homme était presque un proscrit.

Allons-nous revivre un climat analogue de proscription et de violence verbale ? C’est malheureusement assez probable, eu égard à ce qui se passe dans nombre d’universités américaines dont les mœurs ont traversé l’océan. Lorsque la simple liberté d’expression est refusée à qui n’a pas l’heur d’être agréé, on se dit qu’un pas a été franchi du côté du sectarisme et de la glaciation idéologique. Mais Orwell nous avait prévenus : «  Les intellectuels sont portés au totalitarisme bien plus que les gens ordinaires  ». Et d’ajouter : «  Ce qui est sinistre, c’est que les ennemis conscients de la liberté sont ceux pour qui la liberté devrait signifier le plus  ». Encore faudrait-il comprendre les motifs d’une telle dureté. Sans doute la psychologie compte-t-elle beaucoup dans cette propension à la stigmatisation et au rejet de l’autre. Mais c’est aussi le caractère de certaines disciplines qui conduit à une systématisation qui exclut le libre examen. Et cela peut aller jusqu’à une véritable folie. Celle que Jean-François Braunstein avait signalée dans son essai sur les dérives de certains courants américains. Allez contester les militants de la cause vegan, et vous verrez le résultat !

Jean-Michel Blanquer avait bien senti la menace sur l’université française et n’avait pas craint de patronner à la Sorbonne un colloque sur la thématique de la déconstruction. Son initiative avait fortement déplu à certains, dont Mme Roudinesco qui avait fait connaître bien haut sa réprobation, au nom des grandes figures, tel Jacques Derrida, qui avaient illustré cette notion de déconstruction. Il est vrai qu’elle se réclame, à l’origine, d’une pensée sérieuse (Martin Heidegger), qui a produit certains effets positifs, ne serait-ce qu’en ouvrant des voies nouvelles au-delà du déclin de la métaphysique. Mais l’intention des organisateurs du colloque n’était sûrement pas de dénigrer les représentants de ce qu’on a appelé aussi, dans les années quatre-vingt, la pensée critique. Il s’agissait pour eux d’analyser les excès commis dans un certain nombre de disciplines. Excès qui finissent par devenir système, en se réclamant de l’intersectionnalité des domaines de domination et donc des luttes émancipatrices.

Mais voilà qu’avec la formation d’un nouveau gouvernement, Jean-Michel Blanquer a quitté son ministère de la rue de Grenelle pour être remplacé par un universitaire, Pap Ndiaye, dont la réputation semble aller à l’encontre de ses convictions. Les polémiques ont immédiatement accompagné cette nomination, avec une interrogation. Quelle était donc l’intention du président de la République ? Voulait-il prendre le contrepied de celui qu’il avait pourtant choisi en 2017, parce qu’il correspondait à ses critères pour réformer une institution en péril ? S’agissait-il d’une véritable volte-face, avec la volonté de mordre sur un électorat favorable à la gauche mélenchoniste ? J’avoue, personnellement, que si le nom de Pap Ndiaye ne m’était pas inconnu, je n’ai pas lu ses livres et notamment celui intitulé La Condition noire : essai sur une minorité française. J’ai l’intention de réparer cette carence, tant il m’importe de porter des jugements en vraie connaissance de cause.

Ce que j’ai retenu des informations fournies à propos du ministre, c’est que son passage par les États-Unis l’avait sensibilisé à une approche des relations raciales qui s’explique par l’histoire d’un pays traumatisé par l’esclavage de sa minorité d’origine africaine. Ce fut pour lui une véritable révélation, qui lui fit prendre conscience de sa propre identité noire et l’incita à transposer certaines catégories américaines sur la situation française. Voilà qui pose quand même question, car il n’est pas possible d’ignorer que l’universitaire s’est orienté vers une analyse des réalités sociales qui se réfère à des choix idéologiques. Sans doute s’oppose-t-il à ce type de reproche, en dénonçant chez ses détracteurs un refus opposé aux chercheurs en diverses disciplines.

Alexandre Devecchio a interrogé Pierre-André Taguieff pour Le Figaro magazine sur ces orientations. On peut faire confiance à l’historien des idées, aguerri par des décennies de travaux, pour rendre compte d’un dossier qu’il a constitué avec sa précision et sa sagacité habituelles. Certes, Pap Ndiaye réfute tout extrémisme. Il n’empêche qu’il reconnaît l’emprise qu’ont eue sur l’évolution de sa pensée les courants américains : «  Il a rejoint la cohorte des universitaires militants qui, depuis les années 1990, ont trouvé dans l’antiracisme identitaire à l’américaine un substitut au marxisme : les “races” discriminées ont remplacé les prolétaires exploités. En se proposant d’ouvrir un “champ d’étude qui pourrait devenir celui des Black Studies à la française”, Pap Ndiaye s’est risqué à transposer en France des modèles d’analyse empruntés à la boîte à outils états-unienne impliquant des engagements politiques “radicaux” dont il s’est efforcé d’arrondir les angles  ». À propos des militants woke il confiait au magazine M : «  Je partage la plupart de leurs causes, mais je n’approuve pas les discours moralisateurs ou sectaires de certains d’entre eux. Je me sens plus cool que woke.  » Était-ce vraiment rassurant ? Oui, si l’on se persuade que le ministre ne sera pas disposé à ouvrir des fronts propres à semer la perturbation. Non, si l’on considère qu’il sera tout de même complice d’une tendance qui revendique l’hégémonie dans notre université et qui s’en trouvera encouragée. Reste qu’il n’est sûrement pas dans l’intention d’Emmanuel Macron de provoquer un désordre supplémentaire dans notre système universitaire, qui n’a vraiment pas besoin de cela ! D’ailleurs le ministre a été, d’autorité, muni d’un directeur de cabinet qui aura la tâche de donner les orientations dont il ne faudra, en aucun cas, s’éloigner.

Pierre-André Taguieff est d’ailleurs, d’avis qu’il faut éviter tout procès d’intention et que la pratique d’un ministère peut amener à changer ou corriger ses positions en fonction du contexte. Ce ne serait pas la première fois dans l’histoire de la Ve République que le cours des choses amènerait des évolutions imprévues. Je l’ai vécu de près lors du premier septennat de François Mitterrand, lorsqu’un projet de nationalisation de l’enseignement catholique s’est transformé en plan de mutation du système même de l’Éducation nationale. Au point de susciter la fureur des militants les plus engagés. Même si ce plan a échoué, il n’en reste pas moins significatif de ce qu’il y a d’imprévisible en politique. ■