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Royaliste n°  1230

Le salut par Julien Green

par Gérard Leclerc

lundi 14 mars 2022

► François Huguenin, « La Nuit comme le jour est lumière », Les éditions du Cerf, janvier 2022.

Mes recensions les plus récentes dans cette chronique m’ont permis de revenir sur des figures aussi éminentes de la littérature contemporaine que Mauriac (1) et Bernanos (2). Le qualificatif de catholique, dans les deux cas, se trouve amplement justifié par une profondeur spirituelle qui affecte l’ensemble de leurs œuvres d’une façon singulière. Scruter les tréfonds de l’âme, c’est atteindre des zones plus augustiniennes que freudiennes, même si elles ne sont pas sans relations. À bien des égards – c’était la conviction de Lacan – Les Confessions d’Augustin anticipent sur les découvertes de la psychanalyse, ne serait-ce que parce qu’un sujet se raconte devant un Autre. La grande différence, c’est que l’évêque d’Hippone, dans «  les immenses palais de la mémoire  », est en quête d’une rencontre avec «  quelqu’un qui soit en moi plus moi-même que moi  », selon la traduction de Claudel.

S’il est un autre écrivain contemporain que l’on peut associer à cette même famille d’esprit, parce qu’il participe de la même quête, c’est bien Julien Green, qui est pourtant de nationalité américaine, mais qui appartient complètement à notre littérature. Pour s’en persuader, il convient de lire le court essai que François Huguenin consacre à sa découverte de cet auteur d’un prodigieux journal et de tant de romans qui comptent parmi les plus denses du XXe siècle : «  Cette rencontre provoquait en moi une vibration inconnue, comme celle que l’on ressent, sans pouvoir encore la nommer, dans les premiers regards amoureux. Sans pouvoir dire complètement pourquoi, même si je comprenais à quel point les démêlés de Green avec la sexualité et son aspiration spirituelle – qui était en germe au plus profond de mon âme – pouvaient trouver un écho dans ma vie, j’étais rejoint au plus intime, dans ce lieu dont seul Dieu possède la cartographie, dans lequel je ne m’étais guère aventuré, car, comme le dit saint Augustin dans Les Confessions, j’étais en dehors de moi-même.  »

En quelques phrases denses, François Huguenin nous introduit ainsi directement au cœur du bouleversement qu’a produit en lui la lecture continue de tous les livres de Julien Green et d’abord ses romans, après qu’il se fut plongé dans Moïra. Mais ici, je dois faire un aveu. Ma propre connaissance de Green est plutôt modeste. J’ai lu quelques tomes de son journal, et ma contribution critique se ramène à un seul article publié dans Le Figaro à la demande Jean-Marie Rouart. Et si je soupçonnais la portée du drame qui se trouve à l’origine de toute une traversée, avec sa traduction exceptionnelle, j’étais très loin d’en recevoir la morsure. Il a donc fallu la confession de François Huguenin, qui, lui, a vécu, jusque dans la douleur, mais aussi la délivrance, un témoignage qui a transformé son existence, pour éveiller ma conscience à l’importance du phénomène Julien Green.

Depuis la parution du journal intégral, qui a mis à jour la vie sexuelle déchaînée de l’écrivain dans son orientation homosexuelle, on comprend mieux la contradiction infernale d’un homme partagé entre ses pulsions insurmontables et une foi chrétienne qui condamne sa conduite. Cette énigme qu’il est à lui-même, Green ne cesse de l’exposer : «  J’ai quelquefois le sentiment qu’il y a derrière tout ce que je fais, derrière tout ce que je pense, toutes sortes de choses que je ne comprendrai jamais. Ne viennent-elles pas de moi, de mon cerveau ? Et si elles viennent de moi, pourquoi me restent-elles étrangères ? Est-ce que je ne m’appartiens pas ? Est-ce qu’il y a une portée de moi-même qui est hors de ma portée ?  » Il ne s’agit pas seulement d’une contradiction intellectuelle mais bel et bien existentielle qui le dévore et le déchire : «  Ce qu’il désirait le plus follement lui faisait horreur.  »

François Huguenin s’attache à parcourir les romans, en montrant qu’ils concernent tous la biographie du romancier et nous en disent, au fond, beaucoup plus que le journal. Chacun dévoile «  un mystère que l’on peut saisir à demi-mot  ». Autant dire qu’on est en dehors de toute littérature pieuse, qu’à l’égal de Bernanos, Green exécrait. Mais c’est à ce prix que se révèle un sens qui touche «  à la mémoire, à l’inconscient et à la grâce  ». Si Green n’a jamais eu recours à la psychanalyse, bien qu’il se soit intéressé à certaines de ses désinences, à Jung notamment, c’est bien une sorte d’analyse de lui qu’il conduit et qui aboutit à dévoiler les traumatismes de l’enfance, avec le retour à la mère «  à la fois présente et absente, aimante et castratrice  ».

Au terme d’une anamnèse terrible, peut-on penser qu’il y a trouée vers la lumière, avec le secours de la grâce ? À Bernard Pivot, qui lui posait la fameuse question d’Apostrophes : «  Que voulez-vous que vous dise Dieu lorsque vous serez devant lui ?  » Julien Green avait répondu : «  Je suis le grand Pardonneur.  » Cela ne rejoignait-il pas la formule de saint Jean : «  Si ton cœur te condamne, Dieu est plus grand que ton cœur.  » Cette pensée de la miséricorde n’abolit pas la crainte de la réprobation, mais la certitude d’une présence aimante, éprouvée dans un moment privilégié, finit par persuader que décidément «  tout est grâce  » même l’expérience du péché qui a permis de rebondir dans la nuit. Le seul péché irrémissible c’est au fond le refus de l’amour de Dieu.

J’ai laissé de côté la relation que l’essayiste entretient avec lui. Car François Huguenin n’est pas le lecteur qui se concentre sur la critique d’une œuvre. En expliquant qui est Julien Green, il s’explique lui-même en quelque sorte. Car, non seulement son œuvre l’a durablement impressionné, mais elle l’a guéri ! Elle a joué pour lui une sorte de rôle psychanalytique, en mettant à jour ses propres blessures, en même temps qu’elle rejoignait en lui la foi de son baptême, en l’épurant de tout ce qui entravait son essor. L’orientation homosexuelle de Julien Green lui est étrangère. Ce n’est pas l’essentiel ici. L’essentiel c’est un blocage affectif, né aussi dans la petite enfance, avec des scènes primitives assez voisines. Le blocage s’aggrave sans aucun doute, du fait d’un père dont il dit qu’il n’arrivait pas à l’aimer, du fait de sa dureté, de son étroitesse intellectuelle et d’une curieuse religion où la foi est absente.

Il a fallu à François Huguenin tout un chemin pour se libérer de ce carcan. Une aide psychologique s’est révélée nécessaire, un approfondissement spirituel s’est affirmé. Mais il y a eu la rencontre du grand écrivain en qui il a reconnu le médiateur qui lui a permis de comprendre : «  Dans le tunnel de la vie, il est un moment où tout est noir. Et puis, il arrive un instant où la lumière jaillit au bout du tunnel et où l’on sait que les ténèbres toujours présentes n’auront pas le dernier mot (…) Julien Green est le frère qui me tendit la main, me murmurant au cœur de mes nuits que la nuit est lumière comme le jour.  » ■

(1) Royaliste n° 1223.

(2) Royaliste n° 1220.