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Royaliste n°  1246

Les 90 ans de la revue « Esprit »

par Gérard Leclerc

lundi 19 décembre 2022

► « Esprit, une revue dans l’histoire », collectif, 128 p., 2022.

Cet anniversaire ne saurait nous être indifférent, ne serait-ce qu’en raison des liens qui se sont établis au cours de notre propre histoire avec les dirigeants et les collaborateurs d’Esprit. Certains remontent même à nos origines. Je pense notamment à Jean-Marie Domenach et Paul Thibaud, et je ferais une mention spéciale pour Jean Bastaire, éminent péguyste qui fut toujours notre lecteur attentif et avec qui j’ai entretenu des rapports suivis. Et puisque j’en suis aux attachements personnels, s’il fallait marquer une préférence parmi les grandes figures qui marquèrent la fondation d’Esprit, je distinguerais Henri-Irénée Marrou dont je suis plus proche que d’Emmanuel Mounier, non seulement en raison de la portée de son œuvre d’historien et de sa qualité d’augustinien, mais de l’envergure de sa pensée et de la rigueur de ses jugements au milieu des événements.

Il n’est que justice que la rue qui borde «  Les Murs blancs  », la propriété où habitèrent quelques-uns des responsables de la revue à Châtenay-Malabry (Mounier, Domenach, Ricœur…) porte son nom. Je viens de retrouver dans ma bibliothèque ses carnets posthumes qui sont souvent fulgurants. Quant à Mounier lui-même, je crois avoir lu tout ce qui est disponible de lui, à l’exception de son Traité du caractère que je n’ai jamais réussi à aborder, pour des motifs qui m’échappent. Tout cela pour dire que, bien loin de dédaigner cet anniversaire, j’y trouve l’occasion d’une anamnèse précieuse. Dans cette chronique, j’ai souvent abordé le rôle d’Esprit avec empathie et distance à la fois. Je me souviens d’avoir été honoré d’une lettre de madame Mounier qui authentifiait ma lecture de son mari et mon interprétation du personnalisme. Mais elle insistait sur l’indépendance d’Esprit par rapport à une appartenance religieuse, ce à quoi je ne pouvais qu’acquiescer.

C’est, en effet, le statut original de l’œuvre du penseur personnaliste que d’avoir réussi à associer des personnalités très diverses à une entreprise qui se voulait aconfessionnelle sans qu’elle puisse être jamais détachée de l’inspiration chrétienne de la plupart. Même s’il est arrivé à Sartre de traiter Ricœur de «  curé  », il est patent que, s’il existe une cohérence entre le philosophe et l’herméneute de la Bible, il est impossible de nier l’espace intellectuel et civique qui lui permet d’engager un débat qui n’exclue personne. Faut-il parler alors d’Esprit comme d’une revue laïque ? En un certain sens oui, mais la laïcité est susceptible de plusieurs désinences, la première renvoyant à la neutralité, qui ne convient pas du tout ici. Faudrait-il donc l’entendre au sens d’une tradition républicaine qui s’est établie depuis 1789 ? C’est, en tout cas, l’option prise par l’ouvrage qui se veut la synthèse de tout un parcours historique, d’ailleurs souvent avec bonheur. Les gens d’Esprit seraient foncièrement «  d’esprit laïque, partageant et soutenant les idéaux de la tradition laïque telle qu’elle s’est constituée à partir de la Révolution française et sous la IIIe République en France, donc aux antipodes de “la chrétienté” et éloigné de toute idée de revanche ou de restauration chrétienne dans le champ du politique  ». J’avoue que ce raccourci produit en moi une certaine dose d’étonnement, car c’est faire bon marché de ce qui, dans la décennie révolutionnaire, s’inscrit contre le christianisme jusqu’à vouloir son éradication. Et par ailleurs, il est difficile d’oublier que le premier livre de Mounier, (coécrit avec Georges Izard) concerne la pensée de Charles Péguy, lequel s’était insurgé de toute son énergie contre la dictature combiste.

Je privilégierai donc une autre insertion de l’aventure personnaliste dans l’histoire, qui tient compte des évolutions civilisationnelles, en tentant d’élucider les défis qui se recomposent pour définir les engagements nécessaires. Ceux-ci évoluent sur le cours d’un siècle. Avant guerre, il s’agit de définir une troisième voie en dehors d’un libéralisme en crise et des totalitarismes communiste et fasciste. La thèse fameuse de Jean-Louis Loubet del Bayle sur les non-conformistes des années trente a rapproché la mouvance de Mounier de la jeune droite de Fabrègues et Maulnier ainsi que d’Ordre nouveau de Denis de Rougemont et d’Alexandre Marc, puisqu’il s’agit de trois tentatives d’échapper au désordre établi.

Mais la Seconde Guerre mondiale va rebattre les cartes. Après une courte période où la revue est admise par Vichy, vient l’engagement dans la Résistance de tous ceux qui aborderont la période qui suit la Libération, sous de nouveaux auspices, en particulier la forte attraction d’un parti communiste qui va compter singulièrement. J’ai eu trop l’occasion d’évoquer cette période ici même pour m’y attarder. Il m’est arrivé de donner écho à une mise au point de Domenach qui apportait des précisions importantes sur le sujet. Il est peut-être plus intéressant d’observer la façon dont les engagements se modifient en fonction des Trente Glorieuses, provoquant des contradictions entre rédacteurs. Il y a, par exemple, l’attachement aux masses populaires dont le parti communiste incarne le destin, mais parallèlement la nécessité de trouver des solutions économiques adaptées, celles que l’on ira chercher du côté des élites technocratiques. Mais le tournant le plus décisif apparaît au moment où Paul Thibaud prend la direction à la suite de Domenach : «  L’imposture totalitaire a fini par éclater  », proclame l’éditorial qui annonce une période complètement dévolue à combattre le système soviétique et à soutenir la cause de ceux qu’on appelle les dissidents : «  La revue s’engage dans une entreprise de publications d’auteurs, écrivains ou philosophes jusqu’alors mal connus (…) et qui portaient un regard neuf, acéré, inventif sur les sociétés et l’histoire récente : ainsi Louis Dumont, Ivan Illich et René Girard ou l’école de Francfort (Adorno, Walter Benjamin, Horkheimer), les dissidents chinois, le philosophe et dissident tchèque Jan Patocka (rédacteur de la Charte 77), des intellectuels polonais comme Adam Michnik, Brodnislav Jermek, Tadeusz Mazowiecki, le cardinal Wojtyla (le futur pape Jean-Paul II).  »

Cette époque s’achève par la chute du mur de Berlin, et la revue s’est trouvée aux prises avec le monde déconcertant qui est le nôtre, et qui impose d’autres analyses. La postérité de Mounier – mais il n’est pas évident que ce seul nom suffise à définir l’inspiration d’Esprit et l’ampleur de ses curiosités – se trouve face aux ambiguïtés d’une gauche à laquelle elle a toujours voulu rester fidèle. Quand Daniel Lindenberg, que nous avons bien connu, publie son brûlot Le Rappel à l’ordre, il ne signifie pas seulement son désaccord avec les positions prétendument réactionnaires d’intellectuels tels que Finkielkraut et Taguieff. Il est significatif d’un nouveau clivage dans une sociologie politique bousculée. La volonté de l’équipe d’Esprit est de poursuivre sa tâche, si ardue soit-elle, alors que des revues comme Les Temps modernes et Le Débat ont renoncé. Ce qui est sûr, c’est qu’on ne saurait se passer d’instances de réflexion pérennes pour tenter de comprendre l’histoire qui se fait, dépourvue des eschatologies révolutionnaires d’hier. ■