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Royaliste n°  1228

Moïse ou la Chine ?

par Gérard Leclerc

lundi 14 février 2022

►François Jullien, « Moïse ou la Chine. Quand ne se déploie pas l’idée de Dieu, » Éditions de l’Observatoire, janvier 2022.

Alors que la Chine affirme de plus en plus sa stature de super puissance dominante, on s’interroge sur sa nature profonde. C’est la question que j’adresserais volontiers à François Jullien, notre meilleur connaisseur de la pensée chinoise. La Chine actuelle, qui est toujours communiste bien qu’elle soit désormais à l’avant-garde du capitalisme, est-elle encore, malgré tout, celle dont il nous retrace l’itinéraire intellectuel depuis ses origines les plus lointaines ? Il me semble laisser planer un sérieux doute au début de son dernier ouvrage, lorsqu’il déplore que les ressources culturelles de notre monde soient en perdition, au rythme de la diffusion «  du globish et de la Communication généralisée sous la pression du marché mondial  ». Comme néanmoins il nous impressionne, sous le poids de son érudition, quant à la spécificité d’une culture dont il observe tous les écarts face à l’Occident, on pourrait aussi lui demander s’il n’y avait pas quelques points possibles d’accrochage pour que la Chine éternelle emprunte autant à la modernité européenne. À vrai dire, il évoque brièvement le sujet. Il y a bien eu importation de la science et de la technique occidentales, et même une certaine conception du Progrès dans l’histoire, et même de la Révolution, qui lui était parfaitement étrangère. C’est peut-être qu’il y avait eu préalablement «  une laïcisation du christianisme  », plus adéquate à une pensée dont Dieu s’est toujours éloigné.

Autant rentrer dans la substance vive d’un essai vraiment impressionnant par sa densité philosophique et la confrontation qu’il nous impose pour nous mieux comprendre face à un vis-à-vis, qui est notre contraire quasiment absolu. Pascal l’avait résumé d’une de ses formules dont il avait le secret : «  Lequel est le plus croyable des deux, Moïse et la Chine ?  » (Pensées, § 593). C’est donc qu’au XVIIe siècle on prend conscience chez nous de l’immense continent culturel qu’est l’Empire du Milieu, d’abord du fait des missionnaires qui se heurtent à une réalité coriace. Celle dont Montaigne avait défini la portée en quelques lignes : «  En la Chine, duquel royaume, la police et les arts, sans commerce et connaissance des nôtres surpassent nos exemples en plusieurs parties d’excellence, et duquel l’histoire m’apprend combien le monde est plus ample et plus divers que ni les anciens ni nous ne pénétrons.  »

En d’autres termes, la découverte de cet immense empire nous contraint à reconnaître qu’une civilisation considérable nous oppose son originalité radicale, dont nous sommes obligés d’admettre combien elle suscite l’admiration par sa différence d’avec nous. Différence qui va jusqu’à une certaine incommunicabilité dont, au siècle suivant, Montesquieu déduit la conséquence : «  Il suit de là une chose bien triste. C’est qu’il n’est presque pas possible que le christianisme s’établisse jamais à la Chine.  » C’était peut-être sous-estimer l’obstination de ces pères jésuites qui, tel Matteo Ricci, comprirent qu’il leur fallait d’abord s’immerger dans le pays et s’y faire admettre comme sage et savant. L’évangélisation n’était possible qu’au prix d’une inculturation, dont, depuis Rome, on pouvait craindre qu’elle n’aboutisse à une dénaturation du message.

Les obstacles étaient sérieux. Et le plus déterminant était la question de Dieu (un nom qu’un Ricci était bien en peine de traduire). Car l’opposition est radicale : «  Autant dire, que pour une large part, ce qui a fait l’Occident et pendant si longtemps, est de n’avoir cessé de travailler avec l’idée de Dieu, d’avoir tant investi en elle, à la fois par l’acharnement délibéré de l’esprit et dans l’intime de la conscience, et d’avoir tant attendu d’elle. D’en avoir fait à la fois sa grande préoccupation et sa grande énigme, la question et la passion. En un mot “sa grande affaire”.  » À l’inverse, il en va tout autrement de la pensée chinoise qui se caractérise par le non développement de l’idée de Dieu. Idée qui n’est pas récusée mais qui n’a fait que s’éloigner. Il n’y aura donc pas à sortir de la religion comme chez nous, «  puisqu’aucune figure forte de Dieu n’a porté celle-ci, en se dressant à part du monde, ni n’a détaché le cultuel du culturel dans son ensemble  ».

Il faut se résoudre à choisir dans la longue description de cette mentalité spécifique fermée jusqu’au questionnement philosophique. Tout se ramène pour le fonctionnement social à des rites qui sont autant de modèles de conformité : «  Je n’ai plus à me demander d’où je viens, à quoi je suis destiné, ce que je fais sur terre ou si ma vie trouve à s’y justifier. S’y résolvent toute énigme et tout grand Pourquoi.  » Le rituel est aussi exclusif de la prière, car celle-ci est sortie de soi pour invoquer un Autre. C’est sortir de la cohérence que rien ne fissure ni ne déborde. Il n’y a place pour aucune extériorité qui puisse se constituer en Altérité. Peut-être, en termes peu subtils, pourrait-on traduire cela en conservatisme absolu. L’idée même de progrès se trouve exclue, car elle serait attentatoire à la bonne marche du monde.

De même, toute angoisse existentielle se trouve-t-elle écartée, car il ne saurait s’agir de mettre en cause l’ordonnancement général et la logique inhérente aux processus naturels. On échappe donc à toute dramatisation : «  Il n’est plus besoin de jugement dernier, à la fin du monde, répondant à la scène inaugurale du Paradis, d’un Dieu rétributeur et justicier.  » Il n’y a pas de vallée de larmes à traverser. Il n’y a pas de sens de l’histoire à reconnaître car «  il n’est pas conçu de récit global et continu comme l’est le récit biblique ouvert par la Création et tendu par l’Attente messianique.  »

Pour clore le tout, on peut dire en résumé qu’il n’existe pas en Chine de cette dramatique de la pensée : «  Tandis que le christianisme aiguise les contradictions pour y creuser un manque portant au désespoir et, par suite, appelle d’autant plus intérieurement à croire en Dieu pour s’en sauver, le taoïsme s’attache à dissoudre ses contradictions, en dénonçant leur caractère factice : il laisse apparaître la naturalité de “l’ainsi” et porte à l’accueillir au gré de son avènement.  » On peut songer qu’en Asie subsiste ce sentiment qui attire tellement les Occidentaux, satisfaits d’y retrouver un climat de sérénité qui va jusqu’à une certaine impassibilité.

Mais l’essai de François Jullien élargit les perspectives en reprenant la question de la mort de Dieu. Notamment à travers toute la problématisation contemporaine et non sans l’aide d’une Simone Weil qui apparaît à l’avant-garde d’une refondation métaphysique et religieuse. Non la mort de Dieu n’est pas une affaire tranchée. Elle peut rejaillir même en Chine, ne serait-ce que pour contrer l’idéologie dominante. Car ce qui fait l’homme, c’est quand même ce qu’il a fait entrer «  d’incommensurable dans le monde  ». ■