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Royaliste n°  1247

Pascal revisité

par Gérard Leclerc

lundi 2 janvier 2023

Pierre Manent, « Pascal et la proposition chrétienne », Grasset, 2022.

Pascal encore aujourd’hui ? Voilà qui n’agrée guère à ceux qui se croient émancipés de ce qui précède ce qu’on appelle les Lumières, c’est-à-dire, selon Kant, l’enfance de l’humanité. Voltaire n’est-il pas passé par là pour régler son compte à l’homme des Pensées ? En se prévalant de la raison, mais tout de même gêné par la dimension scientifique d’un adversaire qu’il lui était difficile d’égaler. Et qu’on le veuille ou pas, il est difficile de se débarrasser de celui que Chateaubriand qualifiait d’«  effrayant génie  ». Encore faut-il être capable de pénétrer ce génie, de se confronter à sa dialectique qui suscite moins la contradiction que l’approfondissement. Avec lui, il s’agit d’entrer dans le plus intime de notre humanité, ce qu’il appelait «  le cœur  » et qui était tout autre chose qu’une affectivité plus ou moins romantique. C’est ce Pascal-là qui intéresse au plus haut point Pierre Manent, qui nous livre une analyse complète de l’œuvre, en n’épargnant aucune de ses difficultés, qui sont autant de tremplins pour saisir la dimension d’une aventure spirituelle qui n’a pour objet que Dieu lui-même.

Mais avant de se lancer dans cette aventure, le penseur, qui n’oublie pas qu’il est philosophe politique, éprouve le besoin de la mettre en situation, notamment dans une Europe qui semble avoir pris congé du christianisme : «  Jamais ailleurs qu’en Europe la liberté humaine n’a été exposée à une telle amplitude des possibles, la volonté humaine a une alternative d’une telle profondeur. La nature humaine et la proposition chrétienne y nouèrent un lien fait d’ardente adhésion et de rejet passionné, de familiarité confiante et d’âpre inimitié, un lien dont la teneur et la durée forgèrent l’arc et l’arête de l’esprit européen.  » Et pourtant «  depuis peu cependant, l’Europe a décidé d’ignorer cette histoire, de déclarer forclose cette possibilité  ». Voilà qui réclamerait un essai substantiel. Pierre Manent ne lui consacre qu’un avant-propos, il est vrai, d’une rare densité. C’est parce qu’il lui importe de mettre en évidence ce qui s’est perdu, car ce manque abyssal renvoie à l’étrange statut de l’État moderne, qui se constitue d’ailleurs au moment où Pascal estime qu’il est urgent de réaffirmer «  la proposition chrétienne  », parce que celle-ci se trouve de plus en plus rejetée.

L’affirmation est brutale : «  L’État a attiré à lui toute l’autorité, plus précisément l’État a imposé qu’il n’y ait plus d’autre autorité que le commandement de l’État, en pratique de l’ensemble des institutions et juridictions qui forment l’État.  » Monsieur Darmanin, notre ministre de l’Intérieur, n’est pas le seul à proclamer que «  la loi de la République est supérieure à la loi religieuse  ». C’est aujourd’hui la conviction la plus largement partagée, mais il semble qu’à l’insu de ceux qui la partagent, c’est la contradiction interne de la notion de laïcité qui s’affirme de la sorte. Il faudrait savoir si, oui ou non, il y a séparation du temporel et du spirituel, celle qui est à l’origine de la laïcité. Or, cette séparation a tout simplement disparu avec l’avènement moderne de l’État souverain. Parallèlement, le christianisme, à mesure qu’il s’affaiblit, exerce comme «  une force répulsive croissante  », si bien que «  nous sommes gouvernés par ce que nous fuyons  ». Mais en quoi consiste cet objet que nous fuyons ? C’est cette proposition chrétienne que Pascal crut nécessaire de remettre en évidence en ce siècle que l’on s’est pourtant plu à définir comme celui de la rechristianisation de la France. N’est-ce pas celui de l’école française du cardinal de Bérulle et de saint Vincent de Paul, de Bossuet et de Fénelon, et même de Port-Royal, en dépit de la réputation fâcheuse qui entoure le jansénisme ? Mais Pascal discerne les dégâts de l’esprit libertin beaucoup plus répandu que l’on pense dans les hautes sphères de la société. Selon sa sœur Gilberte, lui-même a toujours été indemne d’une telle tentation.

Me voilà seulement au préambule de la recherche de Pierre Manent, et je suis bien dans l’impossibilité de rendre compte de tout ce parcours, sauf à en signaler des articulations pour donner une idée de l’ensemble. On ne peut échapper ainsi à la tripartition des ordres – ceux de la chair, de l’esprit et de la charité. Pascal n’ignore rien de chacun de ces ordres, et ce n’est pas parce qu’il accorde à la charité la prééminence qu’il méprise ce qui relève des disciplines de l’esprit, auxquelles il est lui-même attaché par obligation professionnelle. Et il est d’une rigueur extrême contre les empiètements indus de l’instance spirituelle dans le domaine des sciences. Quant à l’ordre de la chair, il relève d’un réalisme qui l’oblige à reconnaître l’importance de la force, sans laquelle la justice est infirme. De ce point de vue, on pourrait dire qu’il n’est sûrement pas du parti de la déconstruction. À l’encontre de Hobbes, Pascal souligne «  à quel point les composantes de la vie humaine sont données : il s’agit si peu de décomposer puis recomposer le monde social et humain que nous devons bien plutôt tenir compte respectueusement et judicieusement de tout ce qui le remplit déjà, qui est infrangible et irréformable  ». De là toute une réflexion politique dont l’originalité est patente avec le rôle dévolu à l’imagination dans la perception des relations sociales. L’auteur des Pensées n’échappe en rien au réalisme le plus exigeant. Réalisme qui s’applique à un monde divers et qui s’attachera à saisir avec encore plus d’acuité ce qu’il en est du «  moi  », dont l’exploration va provoquer de sa part un effort d’observation qui l’amènera à vérifier la profondeur de la Révélation chrétienne à ce propos. Le contraste avec l’anthropologie de Jean-Jacques Rousseau est flagrant : «  Nulle religion que la nôtre n’a envisagé que l’homme naît en péché, nulle secte de philosophes ne l’a dit, nul n’a donc dit vrai.  » Il y a un pessimisme pascalien qui a sa racine dans la notion de péché originel, quelles que soient les réticences qu’elle suscite : «  Certainement, rien ne nous heurte plus rudement que cette doctrine, et cependant sans ce mystère, le plus incompréhensible de tous, nous sommes incompréhensibles à nous-même.  »

On se tromperait à déduire de ce pessimisme anthropologique une conception communément appelée janséniste. C’est le même Pascal qui affirme que la grâce «  remplit la volonté d’une plus grande délectation dans le bien, que la concupiscence ne lui offre dans le mal, et ainsi le libre arbitre, charmé par les douceurs et par les plaisirs que le Saint-Esprit lui inspire, plus que par les attraits du péché, choisit infailliblement lui-même la loi de Dieu pour cette seule raison qu’il y trouve plus de satisfaction et qu’il y sent sa béatitude et sa félicité  ».

Je suis un peu confondu d’avoir résumé aussi cavalièrement le magnifique livre de Pierre Manent dont la finesse d’analyse – je conseille en particulier le chapitre sur «  le style de l’Évangile  » – a ce mérite supérieur de faire comprendre à quoi l’Europe a tourné le dos, en refusant ainsi la part capitale de son héritage. ■