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Royaliste n°  1245

Régis Debray et le songe de la vie

par Gérard Leclerc

lundi 5 décembre 2022

► Régis Debray, « L’Exil à domicile », Gallimard, novembre 2022.

Tant pis si je me répète, mais Régis Debray est un écrivain au ton unique, ayant donc une place singulière dans notre littérature contemporaine. Il a sans doute de bonnes raisons pour ne pas avoir postulé à l’Académie française, mais celle-ci se serait honorée à l’accueillir. C’est vrai qu’il a appartenu à l’Académie Goncourt, ce qui est un signe de reconnaissance sans équivoque. Il s’inscrit dans une lignée dont il se réclame sans complexe et non sans quelque fierté : «  Une œuvre appartient à tous les temps dès lors qu’elle peut exister indépendamment de son créateur et peu importe sa biographie.  » Des formules comme celle-là, on pourrait en tirer quelques centaines de son dernier essai. D’ailleurs, chaque phrase y est ciselée, échappant ainsi à la banalité, avec toujours un clin d’œil, un zeste de drôlerie, si bien qu’avec l’auteur j’ai presque envie de dire que la langue swingue. Je sais bien que l’expression est généralement employée à propos du génie anglo-saxon, ce qui pourrait indisposer notre Régis Debray, très prévenu contre l’envahissement américain. Mais cela signifie simplement qu’il y a du rythme syncopé dans son écriture.

Quant au fond ? Il est difficile de parler d’un essai en forme, très structuré. Dans le passé, le philosophe et l’essayiste ont suffisamment donné dans ce registre. Ici, l’écrivain donne libre cours à son humeur, ce qui nous vaut quelques zigzags et beaucoup de grains de fantaisie. Le rappel des souvenirs se mêle à celui de quelques convictions fortes, toujours dans le cours d’un récit qui n’a de règle que dans les libres associations. Parmi les souvenirs, il n’y a pas que ceux de l’ancien guérillero, il y a aussi le passage à l’Élysée sous François Mitterrand qui avait délégué son conseiller spécial dans le Pacifique Sud. Ce qui nous vaut une anecdote assez savoureuse, celle de George Bush, bientôt président des États-Unis, s’indignant «  d’un terroriste sournoisement infiltré dans l’entourage mitterrandien  ». Il faut bien convenir que Régis Debray expédié en Polynésie et donc sur le site d’expérimentation de Mururoa, cela ne manque pas de sel ! J’en retiens ce détail qui n’est pas tout à fait indifférent, parce qu’il contredit une rumeur tenace. Les retombées de radioactivité locale seraient inférieures à celles de la métropole.

Des convictions politiques, on peut retenir ce qui est redit avec force à propos de la construction européenne : «  L’idée que l’addition de règles de droit et d’un marché unique puisse suffire à faire un corps autonome et politique, sans une structuration symbolique à la verticale, relève d’un vœu pieux qui fait fi des leçons de l’histoire.  » Il ne faut donc pas s’étonner que cela nous donne «  un pastiche un peu flasque, un corps sans âme, une carrosserie sans moteur  ». Mais si l’on tient absolument à situer sur l’échiquier politique actuel celui qui fut un ardent militant, on risque moins d’être déçu que renvoyé à une sagesse acquise depuis les années d’engagement. «  L’avenir recule au fur et à mesure que s’évaporent les promesses de l’aube, et l’on prend goût aux crépuscules, par force, l’amor fati aidant. Un casting immémorial : le gobe-mouches à gauche, le rabat-joie à droite. Chaque hémisphère cérébral a ses faiblesses, mais les deux ensemble font une tête bien faite, avec chacun sa dominante.  »

Cependant, ce qui domine ce libre exercice, c’est le goût pour la culture de l’esprit, et avant tout de la littérature. Et dans ce domaine l’écrivain s’en donne à cœur joie, s’accordant toutes les licences de l’imagination : «  Notre bibliothèque intime, enrôleuse, même dangereuse, déjoue toute orthodoxie d’ordre politique ou morale. C’est une chose trop sérieuse pour être bienséante.  » Sans aucun doute, mais à une réserve près. Cette liberté qui se joue des orthodoxies suppose un véritable culte de la mémoire et de la tradition. Or, sur ce plan, Régis Debray évolue malgré lui dans un milieu hostile, celui de la religion woke et de la cancel culture. Il n’ignore pas que dans le monde universitaire, on va jusqu’à prôner la haine de la culture gréco-latine et ce qui, de façon générale, serait suspect de domination blanche.

Il est vrai qu’il pourrait être protégé par un écrivain difficilement ciblé par les études post-coloniales, en la personne d’Alejo Carpentier «  le Franco-Cubain, à cheval sur les mondes latino, indien, noir et français, l’ami de Desnos, de Queneau et d’Artaud.  » Ce romancier est si important pour lui qu’il évoque ses obsèques un jour de mars 1980 à La Havane : «  Il y avait là, entre autres, montant la garde tour à tour autour du cercueil, le Colombien Gabriel García Márquez, l’Haïtien René Depestre, le plasticien français Ernest Pignon-Ernest, le signataire de ces lignes et quelques autres endeuillés, dont un certain Fidel Castro. Beaucoup de Latinos, mais pas d’Anglo-Saxons, pour autant que je me souvienne.  »

Alejo Carpentier nous vaut quelques pages où notre Parisien normalien se mue en jeune bourgeois créole du XVIIIe siècle, lancé dans une étonnante aventure qui concentre toute l’histoire des Caraïbes, avec ses espoirs d’émancipation et ses désillusions. C’est en fait une transposition d’El siglo de las luces paru en 1960. Il faut surtout en retenir qu’il ne se situe pas «  dans l’intrigue, mais dans ses extravagances et ses succulences, sa manière propre de dévorer à belles dents la chair même du monde.  » C’est, à n’en pas douter, toute une part de la vie de notre auteur qui rejaillit ainsi métaphoriquement. Elle cohabite avec bien d’autres appartenances, même s’il peut paraître étrange «  de faire la navette entre ce qui reste de vaudou en nous et ce que nous appelons, depuis Descartes, le bon sens  ».

Le livre s’achève sur ce qu’on pourrait considérer comme un aveu de scepticisme métaphysique qui n’emporte pas forcément toute l’adhésion : «  C’est, en réalité, pourquoi tourner autour du pot, la somme des beaux mensonges qui nous auront permis, notre vie durant, de nous moquer de nous-mêmes.  » Je ne suis pas complètement persuadé que la distance que l’on prend forcément avec soi-même, en refusant de se prendre trop au sérieux, efface tout ce pour quoi on s’est battu. Régis Debray n’a pas oublié l’importance qu’il attache à la communauté, ce qu’il appelle le «  nous  » et qu’il a célébré à l’aune de la fraternité. Et s’il est vrai que la transcendance ne va pas sans la faculté des poètes et des mémorialistes d’introduire «  dans l’éternel songe des hommes  », il n’en reste pas moins que la vraie vie mérite aussi d’avoir été vécue.

Sans doute la vie est-elle un songe, comme le disait Calderón, mais ce songe nous fait songer à ce qu’il y a de singulier, et, pourquoi pas, d’étonnant dans une histoire qui n’est pas seulement caravane mais désir toujours nouveau de dépassement. Comme le montre Régis Debray dans nombre de ses livres. ■