En 1985, les éditions Gallimard prenaient l’initiative de regrouper un certain nombre d’études de l’universitaire Bernard Lewis, lui-même juif anglais et professeur à Princeton, afin d’éclairer le public français quant au « retour de l’islam ». C’était, en effet une réalité universelle que ce retour, notamment à la suite de la révolution iranienne de l’ayatollah Khomeini. Mais pour la culture contemporaine occidentale, marquée par la logique de sécularisation, cette réalité demeurait largement énigmatique. Lewis notait que l’incompréhension du phénomène précédait la modernité.
En ce sens, les modernes étaient les héritiers de toutes les bévues des âges précédents. Ainsi, un historien du XVIIIe siècle aussi éminent que Gibbon pouvait expliquer « dans un fascinant récit de la carrière du Prophète » que celui-ci était enflammé par le patriotisme et l’amour de la liberté « deux concepts qui paraissaient pour le moins saugrenu dans le contexte de l’Arabie du VIIe siècle ».
Il demeure aussi difficile pour l’homme d’aujourd’hui, notamment le Français imbu de laïcité, d’imaginer qu’« une civilisation tout entière puisse, en matière de loyalisme, accorder le primat à la religion ». Et Lewis d’ajouter que vouloir expliquer le fait politique musulman en des termes occidentaux est aussi « approprié et éclairant que le compte rendu d’un match de tennis par un spécialiste de rugby ». À cela, on pourrait objecter que le déferlement d’un terrorisme djihadiste jusqu’en plein Paris a obligé notre monde politico-médiatique à reconsidérer sérieusement la question. Ce n’est vraiment pas sûr en tout cas du côté de cette extrême gauche qualifiée polémiquement d’islamo-gauchiste mais qui semble entretenir de graves illusions quant à la substitution d’un prolétariat par un autre. Jean Birnbaum, qui dirige Le Monde des livres, s’est trouvé dans l’obligation de secouer vigoureusement la gauche culturelle dans son ensemble pour qu’elle se mette enfin à l’heure de la réalité islamique. Même la guerre d’indépendance algérienne ne pouvait se concevoir en termes de nationalisme à notre image, il s’agissait d’une insurrection pour restaurer une civilisation islamique (Un silence religieux, Seuil, 2016).
Sylviane Agacinski, dont on connaît l’indépendance d’esprit, publie à son tour un essai intitulé Face à une guerre sainte, qui s’inscrit dans ce contexte d’une gauche en quête de clarification. On est désormais contraint d’utiliser d’autres instruments d’analyse si l’on veut comprendre ce qui se passe dans le monde et d’abord chez nous. « Non seulement des conflits identitaires opposent les unes aux autres des tribus, des ethnies, des cultures, des religions et les civilisations, mais ils divisent aussi les sociétés occidentales de l’intérieur au nom d’une idéologie multiculturaliste qui a déjà beaucoup progressé aux États-Unis et trouve des partisans en Europe. » Par ailleurs le terrorisme qui a sévi sur notre territoire n’est pas seulement un événement venu d’ailleurs. Il s’est installé chez nous, nous obligeant à étudier la nature de cet islamisme guerrier et comment il s’insère, en se distinguant d’un islam lui-même très différencié. Sylviane Agacinski est attentive au danger qu’il y a d’amalgamer l’islamisme à l’ensemble des musulmans français. Et elle est disposée à admettre un certain nombre de mesures propres à mieux accueillir ces compatriotes, en assurant ainsi les garanties de la laïcité dans une société multi-confessionnelle. Mais elle est bien obligée de constater la prise de contrôle de quartiers entiers par des organisations islamistes et prosélytes en partie rivales : « Ce prosélytisme est devenu de plus en plus voyant depuis les années 2000 dans un certain nombre de régions et de quartiers, notamment à travers ses expressions vestimentaires. Pour toutes les mouvances salafistes, le port du voile intégral pour les femmes et de la barbe pour les hommes est un impératif en tant que marqueur de la véritable identité musulmane par opposition aux Occidentaux et aux musulmans traditionnels, jugés trop tièdes. »
Face à un tel défi, la philosophe s’engage dans une double démarche, celle qui consiste à revenir sur le fait religieux dans son ensemble en y marquant bien la spécificité de l’islam et à s’intéresser très concrètement aux manifestations du combat islamiste dans notre vie sociale. Il est important, de bien comprendre, par exemple, les relations entre les trois monothéismes dès l’origine et à travers l’histoire, comme il convient de s’intéresser aux divisions internes, celles entre chiites et sunnites. Une distinction s’impose aussi entre l’islam traditionnel lié à des régions et des nations données et les divers islamismes ainsi que le basculement dans le djihadisme. Sans méconnaître toutefois les références communes et certaines difficultés inhérentes à l’interprétation du Coran et des autres textes de référence. Sylviane Agacinski n’entend pas mette de l’huile sur le feu. Elle défend aussi fermement l’existence d’une pratique traditionnelle « qui transmet des valeurs spirituelles et morales proches de la morale commune comme l’honnêteté, la charité et l’aumône ». Mais elle ne peut éluder les glissements provoqués par une conception rigoriste de l’islam. On pourrait dire « fondamentaliste » si le mot n’était trop connoté dans son acception chrétienne et surtout celle d’un certain réveil protestant.
Car il faut bien constater que sur le terrain la lutte est quotidienne et qu’elle implique, par la force des choses, toute une jeunesse marquée par sa seule appartenance d’origine. Sylviane Agacinski se préoccupe à juste titre de la question du voile. On sait à quelles extrémités conduit cette volonté de cacher le corps des femmes, qui aboutit en Afghanistan à imposer « la forme effroyable d’une prison ambulante, enveloppant la femme de la tête aux pieds dans un épais voile bleu en nous dissimulant jusqu’au regard lui-même derrière un tissu grillagé. » En Iran, cet assujettissement sexiste a entraîné une révolte générale qui ne cesse de grandir jusqu’à mettre le régime en péril. Mais chez nous, certains voudraient faire croire que l’interdiction du voile serait le signe d’une volonté discriminatoire. Ce serait la preuve de l’intolérance, du racisme et de l’islamophobie d’une grande partie de l’opinion française. On saisit donc l’ambivalence d’une cause qui voudrait faire admettre une exclusion sexiste pour des motifs religieux.
La question des caricatures de Mahomet dans la presse est aussi l’occasion d’un chapitre que l’on pourrait dire nuancé quant aux enjeux de la pédagogie scolaire. Il est important que s’exprime une liberté d’opinion, fût-ce au risque de blesser, car on s’exposerait sinon à un régime oppressant d’auto-censure. L’impératif de former à la liberté de penser suppose un sens aigu de discernement qu’il convient de développer à l’encontre des interdits purement négatifs.
Il faudrait faire un sort particulier à la conclusion de Sylviane Agacinski « La nation comme incarnation partielle de l’humanité », qui s’offre comme une réplique à la philosophie politique de Jürgen Habermas et emporte toute mon adhésion personnelle. Oui, face au danger d’une société multi-culturelle, il importe de maintenir l’identité historique et culturelle de la France. On ne peut accepter que notre pays se vide de tout son héritage au profit d’une coque institutionnelle vide, faite de simples procédures. Il y a un attachement légitime, qui tient aussi au sentiment, à ce qui constitue l’identité française et européenne. Mais ce sujet important ne pourrait-il pas susciter un nouvel essai de notre philosophe ? ■