Cinquante ans de chroniques ! Comment rendre compte d’un demi-siècle de combats, d’échanges, de découvertes, au gré des rythmes souvent imprévisibles du temps ? Il faudrait, pour le moins, un essai entier pour ne pas être trop inégal à la tâche. Je ne m’y risquerai pas, sauf à me souvenir de quelques figures qui m’ont singulièrement marqué, la plupart aux origines de ce journal. Il s’agit de penseurs, dont la fécondité s’est avérée jusqu’à ce jour, même si à propos de l’un ou de l’autre, il y aurait lieu de marquer quelques réserves.
Je commencerai par le souvenir d’une visite à une personnalité emblématique pour le moins. En 1976, j’avais rendu compte de La Volonté de savoir, premier tome d’une Histoire de la sexualité que Michel Foucault devait poursuivre dans les dernières années de sa vie, non sans en modifier au fur et à mesure la trajectoire. Je devais d’ailleurs m’intéresser à son volume posthume, Les Aveux de la chair, paru en 2018 (1), avec d’autant plus d’attention que l’auteur m’avait entretenu oralement de son contenu. En effet, Arnaud Fabre, qui était à ce moment-là notre rédacteur en chef, avait eu l’idée d’appeler Foucault au téléphone pour lui demander un entretien. Très aimable, celui-ci avait décliné l’offre trouvant que j’avais plutôt bien résumé son travail, mais, cependant, s’était montré désireux d’une rencontre pour faire connaissance. Avec Arnaud, nous nous étions rendus, un après-midi, à son domicile, pour une longue conversation très amicale. Ce fut à un tel point qu’à un moment le philosophe s’adressant à son ami Daniel Defert qui venait de nous rejoindre, lui expliquait : « Nous étions en train de nous demander, avec ces jeunes gens qui sont royalistes, pourquoi nous sommes profondément d’accord. »
Plusieurs dizaines d’années après, je ne suis pas sûr de pouvoir restituer l’objet exact de cet accord. Du moins attestait-il d’un certain climat intellectuel dont on peut avoir quelque nostalgie. La décision d’arrêter la parution de la revue Le Débat de Pierre Nora et Marcel Gauchet est suffisamment significative de la dégradation intervenue avec la promotion de la culture woke. Je sais bien qu’on a associé Foucault au courant de la déconstruction, responsable de beaucoup de ravages actuels. Mais je suis moralement sûr qu’il se serait opposé à une telle dérive.
À la fin de l’entretien, nous avions évoqué notre proximité avec Maurice Clavel, dont il convenait qu’elle était plus évidente qu’avec lui. Il n’empêche qu’il y avait quelque chose de singulier dans une telle conjonction. N’étions-nous pas au-delà de toutes positions convenues, dans un espace où nous pouvions évoluer librement, sans craindre les oukases idéologiques ? Notre ami Clavel était en train de définir une offensive intellectuelle qui prenait à rebrousse-poil les divers progressismes en cours, à partir du remue-ménage soixante-huitard, ce qui était un peu gonflé ! Et Foucault se trouvait associé, sans protester, à une telle entreprise que l’on pourrait définir comme subversion du gauchisme. Mais il y avait entre les deux hommes une rare complicité, qui fit de Clavel le dépositaire unique de certains secrets.
Il y avait aussi en cette affaire un troisième homme, qui aurait pu être un autre intermédiaire pour nous avec Foucault. C’était Philippe Ariès, qui avait été l’éditeur d’une Histoire de la folie. Personne n’avait cru devoir accueillir cet essai d’une facture inédite. L’œuvre de Foucault est incompréhensible sans Ariès, car c’est l’auteur de L’Histoire des populations françaises et de leurs attitudes devant la vie depuis le XVIIIe siècle qui devait décider d’une orientation fondamentale. D’une inspiration marxisante, le jeune penseur, dont la vocation philosophique était étroitement associée à une réflexion historique, allait passer du côté de l’école des Annales, en privilégiant l’étude des mentalités et des mœurs. Qu’importait à l’homme de gauche qu’Ariès fut réputé réactionnaire. Il ne manquerait jamais d’exprimer à son égard toute sa dette.
Quant à nous, avec Philippe Ariès nous avions, d’évidence, notre complicité royaliste. Mais celle-ci se prolongeait aussi par des affinités que l’on pourrait, sans paradoxes, définir comme post-soixante-huitardes. Il agaçait d’ailleurs passablement certains de ses amis là-dessus. Il suffit de se souvenir de son accord de fond avec Ivan Illich pour voir qu’en matière de développement économique, de critique de la société industrielle, de ce qu’on appelait la recherche de convivialité – un mot qui ferait fortune – il retrouvait les thématiques qui s’imposeraient par la suite. Notamment avec l’écologie, réserve faite des dérives actuelles de ce courant.
Pour notre part, nous trouvions grand intérêt à la lecture de Jacques Ellul, dont la pensée n’était pas éloignée de celle d’Illich. Nous avions même commencé avec lui un débat de vive voix, qui aurait pu se prolonger, en dépit de certains désaccords. Ellul, déçu de son expérience bordelaise d’après-guerre, ne croyait plus à la priorité de la médiation politique. Il avait raison certes de ne pas vouloir être assujetti au « plus froid des monstres froids » et de mettre l’accent sur les choix éthiques des citoyens. Mais quitte à repenser les fondements de la res publica, il fallait bien aborder en termes nouveaux la constitution d’un État.
En terminant cette brève évocation de quelques figures de la pensée qui accompagnèrent nos débuts, je suis bien conscient d’avoir laissé de côté beaucoup d’autres penseurs qui furent pour nous décisifs. Je pense à Pierre Boutang, Claude Bruaire, François Perroux, tous ceux que nous avons interrogés, discutés et parfois même contrés, non sans audace. Raymond Aron, par exemple. Ils ont été suivis – puisqu’ils sont disparus aujourd’hui – par les représentants d’autres générations. Je me permettrai un dernier souvenir, celui de René Girard, dont nous avons accueilli les travaux novateurs et qui a eu plaisir à nous rencontrer, jusqu’à nouer avec nous des liens jamais démentis. Ainsi, notre engagement politique s’est-il montré, dès le départ, solidaire d’une réflexion en phase avec ce qu’il y avait de plus caractéristique des défis de notre époque. D’autres se profilent, qui s’avèrent redoutables. Le combat des idées ne s’identifie pas à un long fleuve tranquille. ■