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Royaliste n°  1249

Vous avez dit déconstruction ?

par Gérard Leclerc

lundi 30 janvier 2023

► Pierre-André Taguieff, « Pourquoi déconstruire ? Origines philosophiques et avatars politiques de la French Theory », H et O éditions, 2022.

Voilà longtemps que le terme «  déconstruction  », dont on doit, sinon l’invention du moins la fortune à Jacques Derrida, a envahi la scène intellectuelle, en la débordant d’ailleurs largement. J’ai rendu compte ici même de l’essai d’Anne de Guigné intitulé Le capitalisme woke (Royaliste n° 1231), qui montre comment le monde de l’entreprise se trouve touché par ce phénomène envahissant. La religion wokiste, que l’on peut aussi qualifier de pathologie, est l’objet d’études (dont j’ai aussi rendu compte), parce que l’on peut considérer que l’on a affaire à un nouvel opium des intellectuels. À la doxa marxisante dénoncée par Raymond Aron s’est substituée une autre doxa, qui exerce autant de ravages. Démasquée, ironiquement on pourrait dire déconstruite, elle ne manque pas d’apologistes indignés d’une pareille irrévérence. Ainsi Le Monde publiait dernièrement une page d’un universitaire prétendant que le wokisme était un péril tout à fait imaginaire. C’est aussi la conviction des organisateurs d’un colloque qui vient de se tenir à l’École Nationale Supérieure sous le titre : «  Qui a peur de la déconstruction ?  » C’est de leur part une réplique au colloque qui s’était tenu à la Sorbonne en janvier 2022. Et qui entendait «  après la déconstruction reconstruire les sciences et la culture  ». «  Nous ne pouvons pas laisser dire que la déconstruction est destructrice, alors qu’il s’agit d’une démarche affirmative et inventive qui s’efforce de redonner du jeu et de la vie à la pensée.  » Cette contre-offensive est bien le signe d’une toute-puissance contestée. Comme si l’entreprise critique menée par Pierre-André Taguieff et Jean-François Braunstein mettait en danger la liberté de pensée ! Faut-il rappeler le climat d’intolérance développé dans les lieux où règne le déconstructionnisme ?

Reconnaissons pourtant l’avantage qu’il y a dans un échange argumenté entre adversaires intellectuels. S’il permettait de mieux identifier les positions en cause, on s’éloignerait peut-être d’un tel climat, en revenant à la pratique ancienne de la disputatio. Les apôtres de la déconstruction pourraient utilement répondre au reproche qui leur ai fait, par exemple, de s’accrocher à ces concepts magiques dénoncés par Pierre-André Taguieff : «  Les concepts magiques sont des concepts à contenu variable, susceptibles d’applications et d’interprétations les plus diverses, selon les contextes, les forces en présence et les orthodoxies idéologiques. Ils sont dénués d’une véritable valeur épistémique mais dotés d’une grande force de suggestion et, surtout, ils donnent l’illusion à leurs utilisateurs de pouvoir tout maîtriser. Un concept magique est indéterminé, car doté d’une grande plasticité, il est “au goût du jour”, donc largement diffusé, et offre une attractivité normative en raison de ses connotations positives.  »

En historien aguerri des idées, Pierre-André Taguieff a donc décidé de se confronter à ce concept dans un véritable corps à corps avec la pensée de Jacques Derrida et des autres représentants d’un courant qui s’est voulu post-moderne ou poststructuraliste. La tâche n’était pas facile, car dans le cas de Derrida la langue est souvent obscure, mais son étonnante fortune oblige à tenter une analyse sérieuse. Pour éclaircir un peu le sujet, je reprendrai volontiers les quatre types de déconstructions mis ainsi en évidence : «  1° La déconstruction restauratrice, qui s’insère dans un projet de ressourcement ou de renaissance (Heidegger) ; 2° La déconstruction désillusionnante ou démystificatrice (Derrida et ses disciples) ; 3° La déconstruction émancipatrice ; 4° La déconstruction nihiliste ou erostratique.  » Par erostratique, il faut entendre «  la joie mauvaise de détruire  ». Une telle distinction renvoie à une complexité certaine, tout en suggérant le passage possible d’une catégorie à l’autre, sans que les théoriciens l’admettent vraiment. Derrida s’est montré irrité de certains usages que l’on faisait de ses concepts, mais il avait montré l’exemple en intervenant dans des thématiques politiques militantes. La fortune de la déconstruction, qui s’affirme dans l’expansion du wokisme, s’explique largement par ce genre d’exploitation.

Mais il faut convenir qu’à l’origine, il y a bel et bien une entreprise philosophique de large ambition, parce qu’il ne s’agit rien de moins que de mettre à la question tout l’héritage de la pensée occidentale. Une telle prétention est-elle recevable ? Même lorsqu’elle s’autorise de l’héritage de Nietzsche et de Heidegger ? Les lecteurs les plus sagaces en doutent. C’est George Steiner qui confiait qu’à son avis Derrida se réduisait à des notes de bas de page de Heidegger. Il est vrai que pour ma part, je serais assez ébranlé par le jugement de Jean-Luc Marion, qui fut son étudiant très attentif. N’y a-t-il pas une part de déconstruction dans la démarche de Dieu sans l’être ? Oui, mais l’influence de Heidegger y est plus notable, car il s’agit plus de ressourcement que de destruction. Et puis l’étudiant n’était pas dupe de ce qu’il y avait chez le maître de sophistique et de sophistiqué. Puisque l’exemple de Marion s’est imposé à moi, je me rappelle avec un certain sourire comment il avait embauché le grand théologien Henri de Lubac dans le camp de la déconstruction : «  Déconstruire n’est pas détruire, mais délier ou trancher des nœuds conceptuels si emmêlés que les questions initiales qui les ont suscités en deviennent elles-mêmes incompréhensibles.  » Mais voilà qui nous conduit sur une voie contraire à la destruction de l’héritage occidental. Ce que l’on peut retenir ici, c’est l’idée derridienne de désobstruction, la seule qui peut se justifier d’un gain de la pensée. Encore faut-il qu’elle soit vraiment au service d’une cause positive, au lieu d’être facteur de nihilisme.

Cela n’empêche pas qu’au bout du compte, il est difficile d’avoir une compréhension claire de la déconstruction derridienne, l’auteur excellant plus à dire ce qu’elle n’est pas, mais difficilement ce qu’elle est. Taguieff montre comment dans des exercices souvent laborieux, notre penseur procède à «  un mélange de futilité, de cuistrerie et de préciosité, avec son esprit de sérieux à couper le souffle…  » On trouvera sévère pareil jugement, mais il ne revêt cette tournure polémique qu’en raison du travail consciencieux auquel le critique s’est livré. Pierre-André Taguieff s’est engagé, de toutes ses forces dans ce travail. Ce qui explique l’aspect biographique de son essai. Car c’est sa propre recherche philosophique qu’il déploie, non à la manière du jeu de trop de déconstructeurs. Ce qu’il nous dit de Nietzsche résulte d’une lecture poursuivie depuis le jeune âge et dont on comprend qu’elle est toujours en cours : «  Pourrait-on retrouver l’enthousiasme nietzschéen pour cette expérimentation historique de la pensée libre comme de la vie libre ? Mais soyons plus ambitieux : peut-on espérer une nouvelle renaissance qui serait avant tout une renaissance de la pensée ?  » Ce n’est peut-être pas la seule réponse, mais elle mérite d’être tentée. ■