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Royaliste n°1275 du 27 mars 2024

Qui était Philippe Sollers ?

par Gérard Leclerc

mercredi 27 mars 2024

Oui, les écrivains meurent aussi. Sollers n’a pas échappé à la règle. Il nous a quittés, plutôt discrètement, le 5 mai de l’année dernière. Même pas une cérémonie à Paris, à Saint-Germain-des-Prés comme il se devait. Il a tenu à sa messe, mais dans son île chérie de Ré, loin des événements bien parisiens. Je l’ai regretté, j’aurais aimé m’associer à un hommage, si discret soit-il. Cela m’aurait atténué un peu l’amertume de ne pas l’avoir salué dans les derniers mois. Plusieurs fois, je suis passé, le soir, devant la Closerie des lilas, et j’apercevais sa silhouette en compagnie de celle qui a poursuivi avec lui un colloque dont j’ai peine à croire qu’il s’est interrompu. Josyane Savigneau, l’ancienne responsable du Monde des livres, qui lui permit de développer une vocation de critique, où il livra - c’est ma conviction – le meilleur de lui-même.

Je n’ai pas osé les déranger. J’ai eu tort, bien sûr. Il m’aurait accueilli avec sa gentillesse habituelle. Peut-être aurais-je été attristé de ne pas le retrouver dans l’éclat où je l’avais connu. « Silhouette voutée dans un costume sombre, déjà presque fantomale apparition. Le roi Lear dans un décor urbain. » C’est du moins ainsi que le décrit Pascal Louvrier dans un essai de caractère presque intimiste, pour avoir eu l’autorisation de suivre l’écrivain jusque dans cette vie secrète, dont il se faisait une gloire. Pour moi, Sollers, c’était une sorte de personnage solaire. Sulfureux dit-on à raison, imprévisible, contradictoire. Un ami qui l’avait connu dans sa période d’extrême-gauche en avait gardé le plus fâcheux souvenir. Il ne s’agissait pas de contredire le directeur de Tel Quel dans sa militance maoïste. On s’exposait plus qu’à de l’excommunication, au rejet glacial du garde rouge. Mais ce ne fut qu’une période, relativement brève, où le quartier latin était à l’heure de Louis Althusser et de sa dialectique scientifique et matérialiste.

Le Sollers que j’ai connu par la suite était aux antipodes du compagnon de l’auteur de Lire le Capital. Il était loin le temps de la visite de l’équipe en Chine, avec le retour en costume Mao. L’intéressé n’était pas du genre à se répandre en regrets éperdus pour ce qui était quand même un sérieux dérapage. Pourtant, Pascal Louvrier cite un propos significatif de la part de qui avait su méditer sur l’égarement des intellectuels. Ne s’imaginait-il pas dans la voiture cellulaire qui conduisait Brasillach au lieu de son exécution, en compagnie de Sartre et de Céline, tous coupables des compromissions du XXe siècle.

C’était une tout autre rhétorique que j’entendis la première fois où je vis enfin Sollers en face à face. L’initiative de ce dîner venait de mon ami Philippe Delaroche. Dans ce restaurant de la Bastille, il y avait aussi Laurent Dispot, auteur d’un essai marquant, La Machine à terreur. Je l’entends encore s’exclamer : « Ce qui m’a toujours rassuré chez Sollers, c’est son goût pour les classiques ! » Et de fait, en pleine lecture de Saint-Simon, avec gourmandise il reprenait quelques expressions savoureuses du célèbre duc. Mais il avait alors aussi une autre référence, très contemporaine, celle de Philippe Muray dont il avait apprécié Le XIXe siècle à travers les âges, au point d’en avoir adopté toute la dénonciation d’un socialisme de type occultiste.

J’ai eu l’occasion de le revoir souvent au milieu des années 80. C’était l’époque de son roman le plus célèbre, Femmes, qui avait eu un énorme succès. Abandonnant ses tentatives précédentes d’inventions stylistiques et quelques déviations malvenues, il en revenait à une expression plus classique, mais dans sa manière à lui, avec cette langue fluide et pétillante. À partir de cette thématique, le romancier retrouve son obsession favorite, mais pas nécessairement pour se trouver en accord avec les féminismes et les néo-féminismes contemporains. Au rebours du discours victimaire, il proclame : « Le monde appartient aux femmes, il n’y a que les femmes, depuis toujours elles le savent. » Quant à la prétendue supériorité des hommes, elle n’est qu’artifice : « Écume, faux dirigeants, faux prêtres, penseurs approximatifs, insectes… gestionnaires abusés… muscles trompeurs, énergie substituée, déléguée… » Bien sûr, dans tout texte sollersien, la provocation affleure. Provocation qui rejaillit à l’égard du néo-féminisme, avec un fort soupçon de misogynie. Au lecteur de réagir, furieux ou médusé.

Pascal Louvrier explique tout cela avec le soin de celui qui a su s’approcher au plus près de la personnalité d’un personnage qui semble sans cesse se dérober. Je parlais d’un Sollers solaire ? On m’opposera son diagnostic souvent très pessimiste sur l’époque : « Et ce sont les années de plomb 70, brouillage et décomposition, laissant place au tout-à-l’argent et l’analphabétisme massif des années 90, c’est-à-dire les dernières années du XXe siècle. »

Cependant, cet aspect solaire, comment ne pas le reconnaître dans la fascination de l’auteur de Venise éternelle pour la Sérénissime ? Ce qui peut paraître paradoxal, tant d’auteurs ont associé la cité à un véritable culte de la mort. Ce contre quoi Sollers s’insurge avec la plus grande vigueur : « Elle respire, elle bat, elle s’annule, elle est modelée comme un souffle. Au fond, c’est la ville du Saint Esprit. Tout y parle de corps glorieux, d’allègements, d’ascensions, d’envols, d’assomptions, de piqués, de glissades, de lévitations, de suspense (…) Comment cette évidence de splendeur a-t-elle pu échapper à la main du diable ? Il lui fallait une protection spéciale, une bénédiction cardiaque, un signe d’élection… »

Voilà qui oblige à considérer la nature du catholicisme de Sollers. Catholicisme certain, souvent affirmé, même s’il est d’un caractère singulier de la part de ce libertin. Justement, à Venise, il retrouve ce qui correspond au plus fort de sa sensibilité artistique, ce qu’il prise, c’est l’éclat de la Contre-Réforme, la splendeur du Baroque. C’est pourquoi il aime particulièrement le catholicisme italien, plus que le français et beaucoup plus que l’espagnol avec sa sensibilité douloureuse.

C’est pourquoi il n’aimait pas Bernanos – il en a fait l’aveu, au moins une fois – parce que Sous le soleil de Satan était le familier des abîmes intérieurs, avec une lutte contre le mal, une descente continuelle aux enfers, tel celui de l’impossible Monsieur Ouine. Il est vrai que l’auteur de Paradis n’était pas intéressé par la théologie de la pénitence et de la rémission. Hétérodoxe, sans aucun doute, mais attaché de tout son être à ce qu’il y a de plus lumineux dans l’espérance des corps glorieux. Il ne faut pas oublier la dilection sans limite de notre joueur pour La divine comédie : « Dante est le diamant de l’art catholique. »

Pascal Louvrier, Philippe Sollers entre les lignes, Le Passeur.

Un livre posthume de Philippe Sollers, La Deuxième vie, vient de paraitre avec une postface de Julia Kristeva (Gallimard).