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Royaliste n°  1253

À propos de la radicalité

par Gérard Leclerc

lundi 27 mars 2023

► Actes du colloque « Après la déconstruction. L’université au défi des idéologies », Odile Jacob ; 2023.

► Eugénie Bastié, « Sauver la différence des sexes », Tracts Gallimard, 2023.

Entendons-nous. Si la radicalité, qui s’exprime dans certains secteurs, attire notre attention, cela ne signifie pas que l’ensemble de la société se trouve atteint par le phénomène. Il suffit d’observer l’attitude des organisations syndicales, et singulièrement de la CFDT, pour en convenir. Le bras de fer entre Emmanuel Macron et une part considérable de l’opinion ne conduit pas nécessairement à la violence. Pour l’essentiel, les grandes manifestations de rue sont pacifiques, même si la colère entraîne certains à rejoindre les groupes délinquants. Cela s’était déjà produit au moment des Gilets jaunes. Tant que les dirigeants syndicaux garderont la maîtrise du mouvement, les dérapages les plus graves nous seront épargnés. Force nous est, pourtant, de prêter attention à une surenchère, dont on ne peut sous-estimer les effets visibles dans les rues de Paris et jusque dans la campagne des Deux-Sèvres.

On ne peut compter pour négligeable la volonté de certains de viser la politique du pire, c’est-à-dire l’affrontement. Ce n’est pas une nouveauté dans l’histoire des idées politiques. Après tout, ce n’est pas Lénine, mais c’est bien Marx qui a érigé en principe que la violence était l’accoucheuse de l’histoire, même si le dirigeant bolchevique est celui qui en a tiré toutes les conséquences.

Comment oublier aussi que l’anarchisme, comme pensée structurée, a peu à voir avec une aimable bergerie. Son but est quand même la destruction de l’ordre existant par tous les moyens. J’en vois une expression assez correcte dans telle définition de l’ultra-gauche, qui se définirait «  comme l’ennemie ultime de ce monde, et n’éprouve pas le besoin de construire des stratégies politiques ; elle veut le détruire, en frappant les symboles de l’État, du capitalisme ou encore de l’autorité. À la différence d’autres mouvances terroristes, elle tient cependant à ne pas faire des victimes.  » Cette restriction peut susciter des réserves. Faut-il croire Gérald Darmanin, notre ministre de l’Intérieur, qui déclare que les black blocs «  s’ils pouvaient tuer un gendarme ou un policier, s’en réjouiraient  » ? Il est vrai que dans la logique de certaines actions, les limites tendent à s’effacer. Qui peut nous assurer qu’un feu de poubelle dans une étroite rue parisienne n’entraînera pas un drame ?

Voilà bien longtemps que je n’ai pas pratiqué celui que Péguy appelait «  notre bon maître M. Sorel  ». Bon maître qui s’asseyait régulièrement dans la boutique des Cahiers de la quinzaine et qui ne devait guère faire songer à un extrémiste exalté. Pourtant, ses Réflexions sur la violence ne sont, à mon sens, nullement anodines. J’avais exprimé mes craintes à propos d’un essai du cher Pierre Andreu, qui s’en était montré peiné. Avec certains accents nietzschéens, cette exaltation, notamment fondée sur le sentiment du sublime qu’elle engendre, non seulement ne me convainc pas mais me fait craindre le pire… À moins que Jacques Julliard ne parvienne à me rassurer, avec sa science mieux assurée que la mienne.

On pourrait sans doute évoquer le même genre de problèmes avec un Walter Benjamin, tel que son souvenir et sa pensée sont rapportés dans l’étonnant roman d’Aurélien Bellanger (Le XXe  siècle, NRF-Gallimard). Mais je préfère, pour cette fois, en revenir à notre actualité et sa propension à la radicalité. Celle-ci me semble résulter, par exemple, du militantisme wokiste, qui fonctionne sur un mode intransigeant, exclusif, et forcément violent, même là où devrait régner la sérénité indispensable aux disciplines universitaires. Dans sa contribution au colloque de la Sorbonne sur la déconstruction, Jacques Julliard parle de troisième glaciation intellectuelle venue de la gauche. Après le stalinisme de l’après-guerre, après le maoïsme des années soixante-dix, le wokisme actuel : «  Stalinisme et maoïsme étaient les maladies de jeunesse du socialisme, le wokisme est la maladie sénile de l’individualisme bourgeois.  » Sans doute sera-t-il demain «  réduit à l’état de baudruche dégonflée, symbole du manque de lucidité et de courage de l’intellectuel sériel des temps modernes  ». N’empêche qu’il exerce aujourd’hui sa malfaisance à une échelle impressionnante, d’autant qu’il inspire un secteur non négligeable de la militance politique.

J’en veux pour preuve l’attitude de l’ultra-gauche autour d’un Jean-Luc Mélenchon. L’homme n’est évidemment pas sans qualité, mais ce qui pourrait être justifié dans une part de ses analyses se trouve désormais compromis dans une agitation qui, à coups d’invectives, obscurcit tout débat d’assemblée et, à coups de surenchères, empêche la définition d’une stratégie crédible. La violence a pris possession du langage et, à jouer les révolutionnaires de 93, on n’est pas prêt à dénouer les défis sérieux qui s’imposent à nous : défis écologiques, défis économiques avec redéfinition d’une industrie adaptée, défi scolaire avec l’exigence de réviser complètement un système en péril…

Faut-il insister sur la radicalité wokiste qui affecte aussi le néo-féminisme et la militance transgenre ? Comme l’écrit Eugénie Bastié dans sa brochure bienvenue (Sauver la différence des sexes), «  le supermarché des identités est ouvert, Adam peu choisir son visage, ses dons, mais aussi son sexe, son orientation sexuelle, dans des combinaisons aussi infinies que le menu d’un fast-food. Ni nature, ni culture, tout est affaire de volonté. Androgyne, transsexuel, bigenre, hermaphrodite, mâle ou femelle ; sur Facebook, je peux cliquer sur plus de 56 identités sexuelles pour me définir.  » Sur le mode suraigu, le dernier cri est de louer l’homme déconstruit. Et madame Sandrine Rousseau ne nous épargnera aucune provocation pour nous entraîner dans son vert paradis d’un monde dégenré.

Sans aucun doute, Georges Sorel ne se serait pas reconnu dans cette violence exaltée. C’est que nous avons changé d’époque. Ce qui n’aurait d’ailleurs pas étonné Charles Péguy, trop attentif à la désintégration humaine qu’il observait déjà. Notre époque s’est trouvée également redéfinie par la révolution numérique et le rôle omniprésent de ce qu’on appelle les réseaux sociaux. Contribuent-ils aussi à l’expansion de la radicalité ? C’est le sentiment de Dominique Reynié, qui pense qu’ils ont «  littéralement électrifié le corps social et l’espace public  ». Sans aucun doute, mais ils n’échappent pas non plus à un climat général qui porte aux extrêmes les opinions et les revendications qui s’en trouvent ainsi défigurées. C’est vrai dans le domaine de l’écologie et de la défense du monde animal avec ses formes militantes caricaturales. La radicalité actuelle est donc bien une maladie qu’il faut combattre de la façon la plus rigoureuse. Ce qui signifie, en l’espèce, la plus sage. Le temps est revenu de la prudence politique, la vertu des hommes d’action. ■