C’est sans doute Jean Daniel qui est à l’origine de la formule devenue fameuse : « Préférer avoir tort avec Sartre que raison avec Aron ». Formule redoutable à l’endroit d’une certaine gauche vouée à l’errance idéologique à l’encontre des garde-fous du réel. Avec la distance – quatre décennies nous séparent de la mort de Raymond Aron –, ce dernier semble bien avoir gagné la partie, car un mot peut définir en quoi il fut supérieur à une intelligentsia droguée à un étrange opium, c’est bien « lucidité ». Pierre Boutang, qui le connaissait, me semble-t-il, depuis les fameux entretiens de Pontigny, ne craignait pas d’affirmer qu’il était « chevalier de la lumière ; toujours redoutable, parfois haï, il dissipe les nuées, plutôt qu’il ne les crève, par la seule analyse des situations, le dénombrement des idées, la mise au jour des préoccupations secrètes ». Ce qui n’allait pas sans un certain héroïsme (La Source sacrée, Éditions du Rocher).
Les contributions réunies en hommage pour ce Cahier de L’Herne consacré à l’auteur de L’opium des intellectuels (sans doute pas son livre principal, mais le plus caractéristique de son combat) ne font que conforter pareil jugement. Jean Daniel, précisément, au moment de la disparition de celui qui avait été plus que maltraité par Sartre dans son hebdomadaire, n’hésitait pas à déclarer que « ce grand esprit était également une grande âme » et que sa disparition était aussi une épreuve pour la gauche qui avait perdu « son adversaire le plus intime, le plus stimulant ». Il convient dans ces conditions de s’interroger sur l’énigme de ce penseur qui s’est défini comme un « spectateur engagé ».
Pourquoi le directeur du Nouvel Observateur pouvait-il évoquer « une rigueur glacée et une impassibilité grise » au moment même où il reconnaissait de la magnanimité au penseur ? Pierre Manent apporte la réponse, avec la pertinence d’un des plus proches assistants de Raymond Aron. Pourquoi celui-ci n’a-t-il jamais cessé de poursuivre un dialogue critique avec Sartre et les autres, en dépit d’une absence totale de réponse : « Ne renonçant pas à chercher raison même là ou raison il y avait le moins, Aron contribuait à réduire la part de l’inimitié, qui était si grande dans la vie intellectuelle et politique de notre pays, à retisser par exemple à propos de Sartre et malgré lui, un débat rationnel dont le sens pouvait être partagé. » C’est ainsi que s’est trouvée refoulée la tentation de la haine, par la préférence de l’argumentation à l’invective. Le contradicteur s’est tenu « calme et droit » dans un siècle bousculé.
Une parole puissante. Bien sûr, c’est le témoignage des plus proches qui nous permet de comprendre sa personnalité, qui dès lors se détache de sa réputation de froideur extrême. Alain Besançon dresse un portrait d’une exactitude frappante, son empathie ne faisant qu’accentuer une véracité profonde. Ce qu’il dit de l’éloquence de l’universitaire est plutôt saisissant : « L’éloquence d’Aron avait deux régimes, ordinaire et extraordinaire. Le régime ordinaire était digne d’admiration. La parole se déroulait souplement, vigoureusement, sans hésitation, et si elle était enregistrée, on pouvait l’imprimer telle quelle sans rien retoucher. Mais quand les circonstances le demandaient, l’éloquence d’Aron faisait un bond en avant et s’établissait dans l’absolu. Chez aucun homme, je n’ai entendu une parole aussi puissante. »
Voilà pour la hauteur morale d’un homme d’exception. Mais il faut bien se rapporter, même si c’est trop succinctement, à l’œuvre elle-même et aux engagements de l’écrivain et du journaliste. Jean-Claude Casanova, le directeur de la revue Commentaires (ô combien aronienne !) nous en donne un aperçu, en publiant un choix des articles que Raymond Aron publia sur le général de Gaulle.
Aron et de Gaulle. Depuis son engagement dans la France libre jusqu’au terme de l’existence politique du fondateur de la Ve République, toute l’attention de l’analyste se concentre sur la pensée politique du Général et surtout sur son projet de doter la France des institutions qui conviennent le mieux à sa nature et à sa vocation. Là-dessus, il y a un soupçon chez Aron : il s’exprime dans le titre même d’un grand article publié en août 1943 : « L’ombre de Bonaparte. » Le général s’inscrit-il dans la lignée césarienne de la France du XIXe siècle, celle qu’un Boulanger échoua lamentablement à prolonger au début de la IIIe République ? On peut dire que l’éditorialiste du Figaro a toujours cette idée en tête en s’interrogeant sur la Constitution de la Ve République, même s’il se refuse à juger les choses trop abruptement. Avec le Général, il se sent proche et lointain à la fois. Durant la période du RPF, il n’hésite pas à le rallier sans réserve. Par la suite, les réserves qu’il formule ne sont pas mineures. La politique d’indépendance nationale, qui éloigne de l’unification européenne et de l’alliance américaine, ne lui convient pas, du fait de ses craintes extrêmes de la menace soviétique. Et puis il éprouve une grande difficulté à repérer l’évolution institutionnelle du régime né de la crise algérienne. Ne s’agit-il pas d’assurer l’autorité du seul de Gaulle, au-delà des équilibres des pouvoirs d’une démocratie ?
S’il m’est permis de faire une objection à cette analyse (mais Aron les sollicitait et y répondait volontiers, – comme il le fit dans ses Mémoires à propos d’un de mes articles de Royaliste), j’opposerai l’absence de référence à la dimension capétienne de De Gaulle. Il ne semble pas que Raymond Aron se soit interrogé sur l’étonnante proximité du Général avec le comte de Paris. Une proximité qui, à mon sens, contredit le soupçon de bonapartisme. Il y a chez de Gaulle une obsession de la légitimité historique qui englobe le passé entier de la France : « La France vient du fond des âges. Elle vit. Les siècles l’appellent. » Il s’est par ailleurs, toujours réclamé de sa propre légitimité qu’il tenait dans la décision héroïque du 18 juin 1940. Légitimité qui se superpose, sans l’anéantir, à celle du suffrage populaire.
Mais cela amène à s’interroger aussi sur la conception intime que Raymond Aron avait de la démocratie. L’attachement qu’il avait à l’égard de ses équilibres ne tenait pas seulement au seul aspect procédural. Sur ce sujet précis, il convient de revenir à la communication qu’il fit, le samedi 17 juin 1939, devant la Société française de philosophie, sur le thème « États démocratiques et États totalitaires ». « Ce qui est essentiel dans l’idée d’un régime démocratique, c’est d’abord la légalité : régime où il y a des lois et où le pouvoir n’est pas arbitraire et sans limite. Je pense que les régimes démocratiques sont ceux qui ont un minimum de respect pour les personnes et ne considèrent pas les individus comme des moyens de production ou des objets de propagande. » Mais une telle conception se rapportait aussi à la reconnaissance des vertus d’un conservatisme nécessaire, loin de toutes les démagogies progressistes. ■