Le décès de Mikhaïl Gorbatchev aura eu moins de retentissement mondial que celui de la reine Élisabeth d’Angleterre. Les deux personnages n’appartenaient sans doute pas à la même catégorie politique, quoi qu’il y aurait lieu de se souvenir que la reine n’était nullement indifférente à la personnalité du dernier dirigeant de l’Union soviétique. Ne l’avait-elle pas reçu chaleureusement en avril 1989 en son château de Windsor, acceptant avec empressement son invitation à se rendre à Moscou ? Mais lorsqu’elle se rendit à cette invitation, Gorbatchev avait déjà quitté la scène politique et c’est Boris Eltsine qui avait accueilli la souveraine en octobre 1994. Ce simple rappel nous renvoie à cette période où le prestige de l’homme de la Perestroïka et de la Glasnost était à son apogée en Occident. N’avait-il pas mis fin à la guerre froide et à la dictature totalitaire de type léniniste et stalinien ? Ne s’était-il pas opposé à toute effusion de sang au moment de la chute du mur de Berlin ? Aujourd’hui encore, Mikhaïl Gorbatchev bénéficie, en dehors de son pays, de l’aura d’une sorte de héros historique.
Mais ce sentiment n’est pas partagé en Russie. Très loin de là ! Le plus souvent, les mots ne sont pas assez durs pour stigmatiser ce qu’on ne craint pas d’appeler une trahison. Ainsi, le philosophe Alexandre Zinoviev peut-il écrire : « Je ne connais pas dans l’histoire un autre cas de trahison comparable par son échelle et ses conséquences. » Ce sentiment n’est pas le simple fait de quelques nostalgiques de l’ordre soviétique, il est celui de l’ensemble du peuple russe, qui a moins vécu cette période sous le mode d’une libération que d’un immense traumatisme. Les observateurs analysent généralement le phénomène sous deux aspects. Le premier concerne une paradoxale dégradation des conditions de vie, car la volonté de réformer l’économie se paie de déséquilibres sociaux et même de régressions. Dans un court essai, l’historienne Taline Ter Minassian, s’en explique : « Certains amassent des fortunes à une vitesse record, d’autres plongent encore plus vite dans la précarité. La pauvreté gagne du terrain, la peur du lendemain se répand. Jusqu’ici camouflées dans un système de chômage déguisé, les inégalités sociales s’accentuent et, pire encore, elles apparaissent au grand jour. » Et encore : « C’est le moment de recourir à la débrouille au quotidien. L’inflation dérape. Les réformes monétaires, qui ne permettent pas de juguler la flambée des prix, rongent les bas de laine amassés pendant des décennies. »
Le second aspect du traumatisme tient à l’impression de déclassement historique. Quel que fût le poids de l’oppression passée, l’Union soviétique constituait tout de même une énorme puissance, forte de certains exploits et fière d’avoir emporté contre Hitler la plus formidable confrontation militaire. Vladimir Fédorovski le souligne avec force : « Pas un Russe qui ne regrette la grande puissance qu’était l’URSS. Car même s’il s’agissait d’un régime totalitaire, les gens avaient le sentiment de vivre. Et rien ne les rend plus nostalgiques que l’exploit de Youri Gagarine dans l’espace, le récit de la victoire contre les nazis en 1945, le rayonnement de la culture passée, à moins qu’il ne s’agisse simplement de la nostalgie de leur jeunesse… »
Mais ce déclassement, jamais Gorbatchev n’a voulu l’envisager. Jamais il n’a agi pour la disparition de l’Union soviétique. Et même il n’a jamais renoncé à un modèle socialiste, foncièrement différent du modèle capitaliste. Dans une conversation avec Margareth Thatcher, il affirmait en 1987 : « Nous apprécions dûment l’apport de la bourgeoisie au progrès historique. C’est vous qui ne reconnaissez pas l’apport du socialisme, ni même son droit historique à l’existence. Là, nous ne sommes absolument pas d’accord. » Mais alors, comment expliquer que cet homme, formé incontestablement dans le moule idéologique soviétique, soit à l’origine d’un bouleversement qui a changé la face du monde ? Il y a là une énigme. Vladimir Fédorovski, qui fut lui-même témoin direct de ces années décisives, a reçu sur ce point les confidences d’Alexandre Yakovlev, l’inspirateur et l’architecte de la Perestroïka : « Bien qu’il ait été en contact quotidien avec le chef du Kremlin, Yakovlev m’avoua un jour qu’il était incapable de pénétrer le psychisme de Gorbatchev. Il était impossible d’atteindre son âme. La personnalité de cet homme était une forteresse inaccessible. » Cette part de secret inaccessible pourrait être la marque des grands dirigeants politiques. On pense à de Gaulle, en ce qui nous concerne. Dans les situations inextricables, il faut savoir manœuvrer pour surprendre et avoir l’avantage. Et dans le contexte soviétique, où les luttes de clans sont féroces, il faut savoir jouer des uns contre les autres, fût-ce à contre-emploi. Il fallait à Gorbatchev jouer de l’autorité que lui conférait sa direction du Parti communiste pour le retourner contre le système qu’encadrait ce même parti. Quitte à être pris à son propre piège : « Ainsi, Gorbatchev a cassé l’instrument qui lui permettait de maintenir une certaine unité : la hiérarchie du parti est irrémédiablement brisée (…). C’est seulement à l’été 1990 que Gorbatchev comprend qu’il a ouvert la boîte de Pandore. Dans un désarroi complet, il tente une politique totalement incohérente, alternant dialogue et répression par l’armée et le KGB, et trahissant ainsi son incompréhension totale et persistante de la question nationale. »
Cette appréciation sévère de Taline Ter Minassian doit être toutefois modérée par ce qu’il y avait de fatal dans l’accumulation de facteurs qui jouaient en faveur d’une désagrégation du système. Celui-ci n’ayant plus en lui-même les énergies pour se survivre. La preuve en fut donnée amplement avec la tentative de putsch des tenants de l’ordre soviétique, qui se solda par un échec total. Si l’homme de la Perestroïka s’est trouvé alors écarté du pouvoir, c’est moins à cause de ses propres erreurs de manœuvre que d’un enchaînement de fatalités : « C’est plutôt une combinaison de facteurs (question nationale, stagnation économique, absence de croissance, guerre d’Afghanistan) qui a conduit à la chute de l’URSS (…). L’éclatement de l’URSS est en lui-même un processus complexe, fruit d’un enchaînement de faits et d’une combinaison de causes dépassant l’homme qui fut le dernier dirigeant suprême de l’URSS. »
En définitive, le cas Gorbatchev doit être jugé avec équité et suffisamment de recul pour percevoir que, dans une période cruciale, il fut tout de même une sorte d’agent providentiel. C’est lui qui a mis fin à l’entreprise totalitaire. Et c’est lui qui a agi en évitant les plus grands maux. Sans parler d’apocalypse possible « compte tenu des têtes nucléaires à sa disposition et de la tradition de violence propre à la Russie ». Aussi peut-on souscrire au verdict final d’Alexandre Yakovlev, principal conseiller, qui reconnaît à Gorbatchev d’avoir su louvoyer au sein de toutes les données contraires. Et on peut retenir la formule de Vladimir Fédorovski : « Il fut un personnage d’exception face à une situation unique. » ■