À la suite de mon article dans le précédent Royaliste, j’ai reçu une lettre de Jean-Pierre Dupuy, dont j’ai demandé à son auteur la permission de la reproduire. Sans doute, présentet-elle un aspect polémique, puisqu’elle part d’un désaccord avec Jean-Claude Guillebaud à propos du colloque qui s’est tenu à l’université de Stanford en 1981. Mais, précision importante, notre ami Jean-Claude ne prétendait pas avoir joué un rôle intellectuel à cette occasion. Simplement avait-il aidé à l’accueil des participants, à la demande de René Girard.
L’intervention de Jean-Pierre Dupuy apporte des renseignements substantiels sur une période de l’histoire des idées, qui s’est révélée d’une exceptionnelle fécondité. Sur ce point, je maintiens l’appréciation que je formulais à propos d’une pensée française singulièrement plus riche que ce qu’on attribue à la french theory.
Par ailleurs, une conversation téléphonique avec l’intéressé m’a persuadé que son expérience d’enseignant dans les universités américaines lui conférait un point de vue qu’il conviendrait d’exposer plus longuement pour comprendre la situation actuelle de la pensée aux États-Unis. C’est toute une histoire qu’il conviendrait d’écrire à la suite d’une enquête qui n’a pas encore été pleinement réalisée.
J’ajouterai que Jean-Claude Guillebaud a également sa part de témoignage à transmettre, ayant été d’une proximité telle avec René Girard qu’il a pu recueillir le récit précis de la metanoïa accomplie par l’auteur de La violence et le sacré. Metanoïa qui est au cœur même d’une œuvre qui a marqué profondément la pensée contemporaine.
Cher Gérard Leclerc,
C’est en tant qu’admirateur de vos chroniques dans Royaliste que je vous écris. Elles me procurent toujours un grand plaisir de lecture. Leur ensemble constitue une introduction vivante à la vie intellectuelle française. Pas celle-ci, malheureusement, dont je suis bien placé pour savoir qu’elle repose sur des données erronées. Le colloque dont vous parlez a bien eu lieu à Stanford, en septembre 1981, sous le titre Disorder and Order. Mais ce n’est pas René Girard qui en a pris l’initiative, mais votre serviteur. Avec Paul Dumouchel, j’avais organisé en juillet de la même année un colloque à Cerisy-La-Salle sur le thème interdisciplinaire de l’auto- organisation. Le succès de ce colloque fut assez phénoménal et il déboucha sur la création de plusieurs centres et institutions de recherche, dont le centre de recherches épistémologiques de l’École Polytechnique (le CREA) que Jean-Marie Domenach, qui était professeur des humanités à l’École, et moi-même mirent sur pied l’année suivante. Ce colloque avait été préparé par un groupe de physiciens (Gérard Weisbuch), chimistes (Isabelle Stengers), mathématiciens (Maurice Milgram), biologistes (Henri Atlan, Francisco Varela), cybernéticiens (Heinz von Foerster), philosophes (Cornélius Castoriadis) et quelques littéraires, dont René Girard.
L’ambition était de créer autour du concept d’auto-organisation, né dans les sciences du vivant et les sciences de l’artificiel, un « choc paradigmatique », capable de dépasser les vieux dualismes comme celui qui oppose l’ordre et le désordre (Henri Atlan dira plus tard « entre le cristal et la fumée »). La French Theory était non seulement absente de l’ensemble des participants, son esprit était aux antipodes de celui qui les réunissait. On peut dire de ce colloque qu’il introduisit les sciences cognitives en France. Je vous signale en passant que sous l’impulsion d’Edith Heurgon, les éditions Hermann viennent de rééditer les Actes du colloque en question, résultats d’un travail auquel Paul Dumouchel et moi-même consacrèrent six mois de notre vie il y a quarante ans. René Girard venait tout juste d’être engagé par Stanford et il avait reçu beaucoup d’argent pour y développer des recherches. Il avait été très séduit par les échanges qui s’étaient déroulés à Cerisy, y voyant, comme moi, d’étonnantes résonances avec ses propres idées. Il me demanda de l’aider à mettre sur pied un programme.
Je lui suggérai de refaire à Stanford, en anglais cette fois, ce qui s’était fait à Cerisy. Le colloque, comme je disais en commençant, eut bien lieu en septembre 1981. Le titre Disorder and Order, qui aurait pu être Neither Order Nor Disorder, s’explique aisément. C’est moi qui mis sur pied le programme de la rencontre, ce qui ne me fut pas très difficile : j’avais en tête le modèle du colloque de Cerisy. Plusieurs des participants à ce dernier se retrouvèrent sur le campus californien, auprès de cinq prix Nobel « locaux ».
J’abrège : vous voyez que, comme vous le pressentiez, Foucault, Deleuze et Bourdieu n’étaient pas présents, mais ce n’est pas pour des raisons contingentes. Ils n’avaient rien à faire dans ce milieu, où les sciences et la philosophie des sciences régnaient en maîtres. Il est surtout inexact de dire que Derrida était présent. Il aurait fait fuir la plupart des participants scientifiques (Ilya Prigogine, prix Nobel de chimie, Kenneth Arrow, prix Nobel d’économie, un prix Nobel de médecine, un autre de physique, etc.) Je crains que la mémoire de l’ami Guillebaud ne lui ait joué des tours. La mémoire ? J’ai les Actes sous les yeux et je vérifie qu’il n’était pas présent, pas plus qu’à Cerisy. Dire qu’il a aidé Girard à accueillir la participation française « is highly exagerated ».
En soi, ce n’est pas grave mais je n’ai jamais beaucoup aimé que l’on se vante de choses, surtout des défis, auxquelles on n’a eu aucune part. Sur moi, le colloque de Stanford a encore eu plus d’impact que celui de Cerisy. L’université californienne, contente de mon travail, me proposa d’enseigner un trimestre sur les sujets de la rencontre. Cela donna satisfaction et elle m’engagea pour de bon. Le reste, qui s’écoule sur plus de quarante ans, constitue une très grosse partie de ma vie personnelle.
Mais je reviens pour terminer sur ce qui vous intéresse vraiment, et à juste titre : la pénétration de la French Theory dans les campus californiens. Elle ne date évidemment pas de ce colloque. Lorsque j’ai commencé à enseigner vraiment, en 1986, elle était déjà, du moins à Stanford, sur le déclin. L’ironie de la chose est que c’est en vérité Girard qui a introduit le loup dans la bergerie, mais cela se produisit 15 ans plus tôt, en 1966, alors que Girard, professeur de français à l’université Johns Hopkins à Baltimore, était encore peu connu en Amérique malgré la publication de son premier livre, Mensonge romantique et vérité romanesque, en 1961. La rencontre eut lieu sur le campus de l’université sous le titre The Structuralist Controversy, et elle réunit entre autres, Lucien Goldmann, Tzvetan Todorov, Roland Barthes, Jacques Lacan, Jacques Derrida, Jean-Pierre Vernant et, bien sûr, René Girard. Les plus anciens se souviennent encore de Lacan déployant ses « batteries of signifiers » (traduction littérale !)
Pardon d’avoir été trop long, mais cette histoire, passionnante, reste encore à écrire pour une bonne part.
Bien cordialement à vous,
JEAN-PIERRE DUPUY.