Divers travaux ont mis en évidence, ces dernières années, une France périphérique souvent dédaignée, puisqu’à l’écart des grands flux de la mondialisation. L’insurrection des Gilets jaunes a montré comment cette réalité pouvait se rappeler à l’attention des pouvoirs publics, en venant manifester, jusqu’au cœur des métropoles, l’expression d’une révolte jusqu’ici contenue. Mais peut-être nous manquait-il une approche plus directe, plus humaine, plus intérieure, de cette France profonde. Si indispensable que soit l’apport des sciences humaines, et en particulier celui de la meilleure sociologie, le regard de la littérature demeure, encore et toujours, aussi précieux que l’était celui de l’auteur de La comédie humaine pour notre XIXe siècle. Et ce n’est pas pour rien que Daniel Rondeau inscrit le nom de Balzac en tête d’un cycle romanesque intitulé significativement « Après tout, la France ». J’avais signalé à nos lecteurs le premier tome de ce cycle, qui m’avait prodigieusement intéressé : « Mécaniques du chaos » (1). Notre ancien ambassadeur à Malte avait parfaitement repéré les trajectoires des réseaux, qui, à travers la Méditerranée, alimentaient les trafics des quartiers perdus de la République.
Intelligence du cœur. Arrière-pays constitue le deuxième volet de ce cycle et nous renvoie donc à cette France provinciale à laquelle le romancier accorde ce qu’on pourrait appeler l’intelligence du cœur. Et de ce point de vue, pour donner une idée de sa façon de voir, rien de plus approprié que de citer son principal personnage, une jeune journaliste atterrie depuis son école de Lille comme localière dans le département de l’Aube : « Un nom magnifique, l’Aube. Mais sur les rives de l’Aube, c’était l’hécatombe. Industries, commerces, tout avait fermé. La Bérézina en fait. J’allais devoir explorer un territoire disparu. » De ce territoire, Alicja allait scruter tous les aspects cachés : « Rencontrer des inconnus, entrer dans leur vie par effraction douce, leur poser des questions, leur tirer les mots de la bouche, leurs petits secrets aussi, donner un peu de relief à leur existence minuscule, franchement ça me plaît. C’est ma façon d’aimer. Ce n’est pas pour rien que mon grand-père, un ancien mineur polonais, m’appelait Alicja la Fouineuse. »
Tout le roman est tissé de ces intrusions douces, qui peuvent d’ailleurs déboucher sur des drames intimes et des vues plus générales sur un pays en déshérence, dont le sort économique n’intéresse plus que les Chinois. Eh oui ! C’est un autre aspect de la mondialisation. Les forêts profondes de la Champagne sont convoitées par la puissance mondiale montante. Sa première prise touche un point extrêmement sensible, l’installation d’un dépôt de cristallerie made in China sur les lieux de l’ancienne Cristallerie royale : « Ce serait l’un des plus importants dépôts de commerce en ligne en Europe, l’un des débouchés commerciaux de la fameuse route de la soie. » Le pauvre maire qui fait cette annonce à ses administrés, en espérant les convaincre d’une implantation qui relancerait l’activité économique de la ville, est aussi contraint d’avouer les suites de l’opération : « Je dois aussi vous informer que les Chinois souhaitent acquérir des terres dans notre région, des terres agricoles et forestières. » Comment les anciens ouvriers de la cristallerie fermée pourraient accepter ainsi la dépossession brutale de leur patrimoine ? C’est la révolte contre leur édile qu’ils tutoient pourtant depuis l’école et qu’ils sont prêts à lyncher : « Ce connard de maire veut les vendre pour rien aux Chinois qui les ont mis sur la paille. »
Puisqu’il faut bien choisir pour donner une idée de cette enquête de terrain, je donnerais aussi en exemple le récit de la grande manif de Gilets jaunes sur les Champs-Élysées, parce qu’elle est saisie, vécue, de l’intérieur avec ses acteurs directs. On est au cœur des affrontements, avec cette délégation venue de l’Aube et qui est passée par toutes les péripéties des moments les plus violents, avec risque de se faire sauter la tête. Mais pour quel résultat ? « Cette journée nous fait du bien, ouais, je suis d’accord, on a bien fait de venir, et on reviendra samedi, s’il le faut, mais de toute façon, on a perdu, le pays est cuit, c’est trop tard… »
Cancel culture. Pourtant, ce n’est pas le désenchantement que l’on retient de roman envoûtant de Daniel Rondeau, mais une petite musique intérieure, qui, nonobstant les malheurs, les drames, les scandales, nous réconcilie avec l’humaine condition. Il y a tant de richesses chez ces gens, et puis la vie peut rebondir, révéler ses ressorts qui permettent de se projeter en avant. Parmi ceux-ci, j’en distinguerai un, particulièrement cher à l’auteur et d’une brûlante actualité. Ne nous parle-t-on pas chaque jour de cancel culture que l’on peut traduire comme culture de l’effacement, du bannissement ou encore de l’anéantissement. Ainsi tout notre héritage serait à jeter, comme criminel, responsable de tous les malheurs du monde, de l’entreprise d’assujettissement et de colonisation des continents, avec ses enchaînements discriminatoires. À l’opposé de cette mentalité suicidaire, Daniel Rondeau fait rejaillir ce qu’il y a de plus beau et de fécond dans l’histoire de sa Champagne.
À proximité des lieux où se déroulent tous les événements observés par notre fouineuse se profile l’ombre de l’abbaye de Clairvaux, là où débuta l’entreprise de ce géant spirituel que fut pour l’Europe entière saint Bernard. Après la Révolution, l’abbaye fut transformée en prison, et elle l’est encore pour peu de temps. C’est d’ailleurs une difficulté de plus en fait de perte d’emploi pour la région. Il n’empêche que la recherche d’une jeune Allemande, Inge, qui prépare un documentaire sur l’œuvre de Bernard aboutit à la réémergence de ce qui ne saurait périr. Et la prière des moines récapitule les souffrances du monde présent, en leur conférant une valeur rédemptrice qui permet à chacun de penser que sa vie n’a pas été vaine. Une belle citation de saint Bernard à l’entrée du roman nous dit tout de ce grand secret : « Mais il est un autre parfum bien supérieur (…) : je l’appellerai le parfum de la bonté, parce qu’il se compose des misères des pauvres, des angoisses des opprimés, des tristesses des affligés, des fautes des pécheurs. » ■
(1) Daniel Rondeau, Mécaniques du chaos, Grasset. Voir Royaliste n° 1128 du 18 septembre au 1er octobre 2017.