Comment n’avouerais-je pas ma gratitude à l’égard de François Angelier ? Sa magnifique biographie de Bernanos m’a fait revivre un compagnonnage, qui depuis l’adolescence, n’a cessé de m’inspirer. Il m’en a rappelé toutes les étapes avec une précision qui ne m’a pas seulement rafraîchi la mémoire. Il l’a souvent enrichie, en apportant des compléments d’enquête sur un parcours qu’il définit à juste titre, tout à la fois rectiligne et zigzagant. Mais la richesse de sa recherche ne m’aurait pas ému, si elle n’était commandée par une totale empathie. De là la justesse constante de ses jugements, qui supposent de faire éclater toutes les catégories pour saisir la singularité d’un personnage dont il faut accepter autant les colères que les ravissements d’enfant, celui aux yeux duquel il ne cessera de justifier ses engagements.
Rectitude d’un parcours ? Oui, si l’on veut bien comprendre que s’il y eut des ruptures, des prises de position contrastées dans cette vie de combattant, ce fut toujours par fidélité à lui-même. Ainsi au tournant des années trente, qui l’éloigne de l’Action française de sa jeunesse, mais qui ne l’empêche pas de demeurer le même éternel camelot du roi. Il ne faut pas confondre l’occasion de la rupture, une affaire électorale assez médiocre, avec un désaccord qui ne va cesser de s’approfondir. Tout d’abord ce que l’auteur de La grande peur des bien-pensants reproche à l’AF, c’est son embourgeoisement, presque son ralliement au système. Par la suite, c’est plus grave, parce que le dissentiment met en cause la nature de la cause royale, compromise par complicité avec des dictatures sanglantes. Ainsi ne supporte-t-il pas la conquête mussolinienne de l’Éthiopie, avec son recours aux armes chimiques, massivement approuvée par la droite française. Bien sûr, c’est la guerre civile espagnole qui va porter le désaccord à son maximum d’incandescence. Bernanos en vit la tragédie, comme témoin direct, d’autant plus sincère qu’au début il était acquis à la cause nationaliste, avec son fils Yves engagé à la Phalange. Mais comment n’aurait-il pas réagi devant ce régime de terreur qui s’instaure sous ses yeux, au seuil de la maison où il est venu s’installer avec sa famille, dans l’île de Majorque : « J’appelle Terreur tout régime où les citoyens, soustraits à la protection de la loi, n’attendent plus la vie et la mort que du bon plaisir de la police d’État. J’appelle régime de la Terreur, le régime des suspects (…) le régime des suspects est le régime de la délation. » Ce qui lui est aussi insupportable, c’est que ce régime bénéficie de la complicité du clergé local, atteignant ainsi ses convictions les plus intimes.
Non, ce Bernanos-là ne contredit nullement ses convictions premières. C’est leur autorité qui lui impose sa révolte. De ce point de vue, il faut retenir la mise au point décisive de François Angelier : « On voit ce qui crée la puissance d’un pacte et la force scandaleuse des Grands cimetières sous la lune. D’une part, le fait que Bernanos ne renie pas la foi et les valeurs auxquelles il adhère depuis toujours. L’Espagne n’a pas été pour lui, comme on le croit parfois, un chemin de Damas idéologique, purifiant ses convictions et lavant son regard des écailles monarcho-catholiques. C’est au nom de sa foi catholique et de l’intégrité de ses idéaux monarchiques qu’il réfute et condamne la “croisade” franquiste. » Par ailleurs, il inscrit la guerre d’Espagne au sein d’une crise générale du monde moderne « dont elle est, à l’égal de la Première Guerre mondiale, l’un des indicateurs majeurs ». En effet, impossible de comprendre la vision bernanosienne du XXe siècle, sans prendre en compte son expérience de combattant de 1914-1918, qui lui a montré l’inanité des prophètes du meilleur des mondes.
Sans doute, cette position intransigeante peut-elle être contredite du point de vue d’un réalisme qui n’est pas forcément cynique. Comment échapper aux rapports de force et aux choix stratégiques qu’ils imposent ? Malraux, qui s’est engagé du côté républicain, admet ne pas être tenu aux mêmes scrupules que Bernanos : « Pour moi, je suis communiste, je n’écrirai jamais un mot qui puisse porter le moindre préjudice au parti. » Mais en ce cas, le dénonciateur des crimes n’a que faire des éloges de l’auteur de L’Espoir : « Aux yeux des hommes comme vous, je ne puis passer que pour un imbécile ou un fou. » Il n’y a que Simone Weil pour le comprendre vraiment, ayant été témoin des atrocités de l’autre camp. Peut-on parler alors, avec cet accord des cœurs purs, d’un idéalisme à connotation mystique ? C’est possible, dans une certaine mesure. François Angelier relève même une tendance au millénarisme, que la lecture de Léon Bloy aurait pu susciter. Disons que le regard aigu que jette le romancier sur la réalité humaine relève d’un certain ordre qu’il est parfois malaisé d’accorder avec le souci politique empirique. Comment concilier Bernanos avec ce Jacques Bainville qu’il n’aimait guère ?
Cela n’empêche pas une lucidité qui prend en défaut bien des gens aveuglés par les conjonctures immédiates. Jusqu’à la bataille de Stalingrad emportée par les soviétiques en février 1943, Bernanos ne s’est pas trop préoccupé du camarade Staline, alors qu’il vitupérait contre les complices d’Hitler. Mais il saisit alors le danger, le dénonce et va se trouver en opposition avec certains chrétiens de gauche qui avaient cru trouver en lui un allié définitif. De retour en France, après son exil brésilien – mais faut-il vraiment parler d’exil ? – Bernanos va se mettre beaucoup de gens à dos, qui ne supportent pas son intransigeance. Ce n’est plus désormais la droite franquiste qui se trouve épinglée, mais la gauche catholique dont « le modeste rôle chez les communistes est un peu celui des pucerons chez les fourmis. » C’est donc que la verve du pamphlétaire n’a pas disparu de la palette du prophète catholico-royaliste.
François Angelier voudra bien me pardonner de n’avoir fait qu’effleurer le contenu de sa biographie fleuve. La dimension d’une chronique m’interdisait de l’explorer plus avant. Mais je ne puis terminer sans renvoyer à tout ce qu’il nous découvre du génie du romancier, celui que Malraux reconnaissait comme « notre Dostoïevski ». Si Bernanos a pu détecter si profondément l’arrière-fond des tragédies du XXe siècle, c’est à son génie d’analyste supérieur de l’âme humaine qu’il le doit. Une âme qu’il voudrait vouer à la ressemblance de « nos amis les saints ». Mais qui peut aussi côtoyer l’abîme, dont son Monsieur Ouine est le modèle infernal. ■