Pierre Nora étant l’inventeur du concept d’ego-histoire, on pouvait s’attendre à ce qu’il se prête quelque jour à cet exercice pour lui-même. Il s’agit pour un historien de se raconter, répudiant en quelque sorte la pure neutralité qu’on attribue aux praticiens des sciences humaines. Cependant, dans l’ouvrage qu’il publiait en 1987 sur le sujet, en recourant aux témoignages de plusieurs contemporains éminents, tels Pierre Chaunu et Georges Duby, l’auteur tenait à préciser qu’il s’agissait « en historien, d’expliquer le lien entre l’histoire qu’on a faite et l’histoire qui vous a fait. »
Ce qui impliquait tout de même une rigueur qui suppose une certaine mise à distance. Je ne suis pas persuadé que la confession qu’il nous offre aujourd’hui corresponde à cette mise à distance, même si le souci de l’exactitude se garde de trop sacrifier à l’effet littéraire. Ainsi qu’il l’écrit : « Les souvenirs obéissent aux lois de la mémoire et non à celles de l’histoire. » De plus, ce qui touche à l’intimité personnelle et familiale relève de la distinction de Gabriel Marcel entre l’objectif et le mystérieux, c’est-à-dire ce qui nous implique profondément.
Ce récit d’une jeunesse correspond à la révélation d’un certain nombre de secrets que l’on ne livre que sur un certain mode, souvent pudique. J’ajouterai que celui qui a dirigé la somme que constitue Les Lieux de mémoire ne pouvait éluder la relation qu’il entretient depuis sa naissance avec son appartenance française. Avoir travaillé plus de dix ans à un tel monument ne va pas sans interrogation sur ce qu’un jeune juif français ressent profondément face à ce pays auquel il appartient : « Je reconnais qu’il y a dans cet acharnement un mystère, et que ce mystère s’appelle la France ou plutôt mon rapport à la France. (…) Il est évident que j’ai eu avec mon sujet un rapport qui n’était pas seulement d’intérêt intellectuel ou professionnel, mais un rapport existentiel. » Lorsque votre père est un survivant de la Première Guerre mondiale, où il s’est battu avec héroïsme, vous vous trouvez déjà comme embarqué dans le destin d’un peuple. Mais lorsque vous-même, à neuf-dix ans, vous êtes confronté à l’effroyable défaite de 1940, témoin de la bataille du Vercors plus tard, parce que l’odyssée familiale vous y a conduit étrangement, c’est toute votre vie qui se trouve propulsée dans le creuset national.
Votre judéité est un motif de plus pour vous en rendre inséparable : « Je fais partie de la dernière génération de Juifs qui ne se sentaient vis-à-vis de la France qu’un devoir - celui de faire plus et mieux que les autres. » Dernière génération, parce que les choses se seraient compliquées avec l’exil des Juifs d’Algérie. Cependant, il n’est pas possible d’éluder ce que la judéité de Pierre Nora signifie pour son appartenance nationale. Il n’est pas, à proprement parler, un juif d’observance. Très jeune, il a refusé le rite de la bar-mitzvah, après une conversation avec un rabbin que lui avait recommandé son père. Cela ne veut pas dire que cette judéité soit reniée. Elle se réveille avec ardeur, lorsque le sort d’Israël est gravement en péril, et où l’intellectuel s’inscrit dans la longue file de ceux qui veulent s’engager pour participer à sa défense. Mais ce réflexe ne contredit en rien un patriotisme foncier qui s’est aussi forgé à l’expérience de la guerre : « Pour ma part, j’ai eu la chance que mon petit noyau familial soit sorti indemne de la guerre, mais j’ai vécu, consciemment ou non, l’arrachement douillet de la bourgeoisie d’autrefois pour vivre intensivement une forme d’exclusion et une expérience tragique de l’histoire. Et du même coup, c’est avec la France tout entière, avec son histoire, que j’avais à me mettre à jour. »
Que dire des souvenirs proprement familiaux rapportés par l’auteur, sinon qu’ils concernent une famille qui s’est distinguée souvent de façon exemplaire, notamment avec un père médecin de tout premier ordre, qui s’est refusé à quitter la capitale, alors qu’il fut contraint de porter l’étoile jaune. Et c’est un véritable miracle que cette famille ait survécu, alors qu’elle était complètement exposée aux entreprises criminelles de l’occupant. Pierre a eu un frère plus célèbre que lui, en la personne de Simon Nora, qui est apparu comme la figure montante du mendésisme, promis à de hautes fonctions : « Il a contribué à la création d’une comptabilité nationale et à une planification à la française. Son esprit résistant se doublait d’une haute idée de la fonction publique. Sauver l’État, sauver la France se confondaient un peu dans son esprit et c’est à cette mission qu’il se sentait appelé. » Sans doute Simon Nora n’a-t-il pas accédé aux hautes fonctions auxquelles il aspirait, mais son nom est resté comme l’un des plus significatifs de l’Après-Guerre.
C’est surtout le destin personnel de Pierre Nora qui est en cause, même s’il est pleinement intégré à la saga familiale. Petit dernier, selon son père il n’aurait rien fait comme les autres, mais c’est pour mieux dessiner un chemin où il trouvera un rôle d’excellence. Ses échecs même vont concourir à ce qui sera un étonnant succès. Nous comprenons que celui-ci a été rendu possible grâce aux méandres d’une vie qui ne s’ordonne pas dans un récit trop organisé, parce qu’ils correspondent « à une succession de blocs, faits d’expériences hétérogènes ». Mais cette hétérogénéité renvoie tout de même à ce qu’on appelle un roman d’apprentissage, dont la littérature européenne, depuis Goethe, nous a rendus familiers. Si Pierre Nora n’avait pas échoué par trois fois au concours d’entrée à Normal Sup’, sans doute aurait-il assumé une carrière linéaire, brillante, mais étrangère aux aléas aventuriers qui l’ont conduit à ce rôle en surplomb de la vie intellectuelle contemporaine.
Et lorsqu’il résume son parcours, c’est « l’écart, le décalage, la priorité à l’oreille et à l’œil, l’observation plus que l’action, la distance critique » qu’il souligne. « Mon choix d’être historien est peut-être une manière de ne pas être dans l’action. De regarder, si j’ose dire, le temps passer. On raconte, on analyse, on étudie, on ne participe pas. » Entendons-nous ! L’homme qui a tout de même poursuivi une carrière universitaire à l’ombre d’un doyen Renouvin, celui qui a publié un millier de livres dans le domaine des sciences humaines et de la nouvelle histoire chez Gallimard, le directeur du Débat, une revue qui a joué un rôle de premier plan dans l’échange intellectuel pendant quarante ans, celui-là n’a pas été absent de la scène comme acteur de notre bel aujourd’hui.
J’y pensais, l’été dernier, en le voyant parmi la cohorte des académiciens qui accompagnaient Marc Fumaroli à sa dernière demeure : Pierre Nora n’aura nullement démérité au sein de sa génération et il nous est précieux de le mieux comprendre, lorsqu’il nous communique ses secrets les plus personnels. ■