Charles Péguy est forcément au programme de l’anamnèse qu’imposent les anniversaires, puisqu’il naquit à Orléans le 7 janvier 1873, il y a 150 ans. Mais que retient-on de lui, alors que l’année est riche en commémorations (Pascal, Barrès, Colette…) ? Sa mort héroïque, le 5 septembre 1914 à Villeroy, sur les hauteurs de Meaux, lui assure une gloire indiscutable, avec le souvenir qu’il fut un écrivain important et le poète qui célébra le mieux Jeanne d’Arc. Mais pour le reste ? A-t-on idée de la nature de sa pensée, de la façon dont elle s’implique dans le cours de l’histoire contemporaine ? Rien n’est moins évident, pour cette première raison que l’homme des Cahiers de la Quinzaine avait un caractère disons impossible, que son travail imposait une sorte de solitude, parce que sa farouche liberté le mettait à part des coteries. C’est pour cela qu’il avait créé sa propre publication, la seule où il pouvait publier ses propres textes.
En 1992, Alain Finkielkraut a trouvé le mot adéquat : Péguy serait, par excellence, le Mécontemporain. Il lui est resté collé à la peau, comme philosophe décalé par rapport à son époque. Mais l’invention en revenait à l’auteur de Notre jeunesse, qui donnait ainsi la mesure de son refus de la mode du temps, de cette légèreté pour laquelle il n’avait nulle indulgence. Il m’arrive de songer à ce que Péguy pourrait penser de la cancel culture ou même de la sociologie bourdieusienne. Mais c’est inutile, parce qu’il a déjà tout dit à leur propos : « Tout l’avilissement du monde moderne, c’est-à-dire toute la mise à bas prix du monde moderne, tout l’abaissement de prix vient de ce que le monde moderne a considéré comme négociables des valeurs que le monde antique et le monde chrétien considéraient comme non négociables. C’est cette universelle négociation qui a fait cet universel avilissement. » Que la modernité soit devenue l’étalon de toute appréciation des réalités l’aurait mis en colère, non pas par refus a priori des progrès possibles, du gain envisageable, mais par la conscience qu’il avait de l’imposture de ceux qui se prétendent d’avant-garde et perdent de vue où réside la vraie densité humaine.
Ce qui importe, c’est d’entrer dans l’élan de cette prose très particulière : prose parlée, familière, qui n’hésite pas sur la répétition par souci de convaincre, d’emporter le lecteur dans le mouvement de vagues qui se succèdent. Notre jeunesse est son texte le plus achevé pour comprendre son engagement politique, singulièrement celui qui fit de lui le plus incandescent des défenseurs du capitaine Dreyfus. L’éloge constant qu’il fait de la mystique pour mieux déprécier la politique peut dérouter. N’y a-t-il pas un art royal platonicien supérieur à tout l’art des combinazione, et le simple souci civique n’est-il pas sens de l’amitié sociale ? Oui, mais l’auteur de Notre jeunesse est d’abord préoccupé de défendre l’authenticité d’un combat qui risque de s’émousser. C’est son ami Daniel Halévy qui l’a contraint à cette apologie de son passé, à cause d’un certain désenchantement. En résumé, c’était très beau, ce combat en faveur de l’innocent, mais n’a-t-il pas joué en défaveur de ce que les antidreyfusards mettaient en avant : « Voici telles institutions, cette armée, cette Église avec toutes leurs tares. Pourtant elles existent : si peu de choses existent ! Et parce qu’elles existent, elles sont vénérables ! »
Péguy ne pouvait que bondir. Jamais il n’avait voulu s’attaquer à ces institutions, et si certains dreyfusards avaient associé leur cause à l’antimilitarisme et à l’antipatriotisme, c’était une trahison ! Et de vouloir revenir à ce qu’il avait de plus pur, de plus précieux dans la cause et qui, pour lui, s’incarnait dans une personne, celle de Bernard Lazare. « Il avait, indéniablement, des parties de saint, la sainteté. Et quand je parle de sainteté, je ne suis pas suspect de parler par métaphore. […] Il vécut et mourut comme un martyr, il fut un prophète. » Car cet homme seul, même abandonné au début par la communauté juive, s’était dressé contre l’injustice d’une condamnation. Pierre Boutang, avant même son rejet de l’antisémitisme, avait été convaincu par la véracité de ce portrait. Est-ce à dire que la pensée politique de Péguy est parfaitement lisible et ordonnée ? Certes, sa République c’est « notre royaume de France », et il n’y a pas de césure, pour lui, entre l’ancienne France et celle d’après 1789. Ou s’il y a césure, il la situe autour de 1880, avec une mutation de civilisation qui affecte les mœurs les plus profondes. En même temps, il ne semble pas y avoir de sa part réprobation de la Révolution dans sa période terroriste. Et lorsqu’il se retourne contre Jean Jaurès, c’est de la guillotine de Robespierre qu’il le menace pour haute trahison.
Mais il faut chercher chez le penseur ce qu’il y a de plus approfondi dans une œuvre dont la fécondité et l’ampleur nous émerveillent, surtout lorsqu’on se souvient qu’il nous a été enlevé à 41 ans ! Sa hauteur de vue et sa pertinence méritent d’accompagner les générations à venir, celles qui n’oublieront pas son conseil pressant justement rappelé par Alain Finkielkraut : « Plus nous avons de passé, plus nous avons de mémoire (plus ainsi, comme vous le dites, nous avons de responsabilité) plus ainsi aussi ici nous devons la défendre ainsi. Plus nous avons de passé derrière nous, plus (justement) il nous faut le défendre ainsi, le garder pur. »
Il n’est pas possible d’évoquer Péguy sans son christianisme, qui s’exprime notamment dans sa poésie et le merveilleux Mystère de la charité de Jeanne d’Arc. Peut-être plus encore que Claudel, il est l’équivalent de Dante pour notre littérature. Et son lyrisme est chargé d’une force théologique qui a permis à Hans Urs von Balthasar de l’admettre dans la galerie des génies du christianisme, à l’égal d’un Irénée de Lyon, d’un Jean de la Croix et d’un Pascal. Certes, l’intéressé aurait répliqué dans un sourire : « Il importe extrêmement de ne pas m’affubler en Père de l’Église. C’est déjà beaucoup d’en être le fils. » Balthasar n’en affirme pas moins : « Pour le début du XXe siècle, Charles Péguy peut être considéré comme le meilleur représentant d’une esthétique théologique parce qu’il accomplit sur le territoire catholique exactement le même tournant polémique contre “l’esprit de système” que Kierkegaard avait accompli contre l’hégélianisme. Il représente donc la même intention existentielle que celui-ci, mais par suite d’un enracinement biblique plus radical que chez le Danois il évite sa faute : la séparation de l’esthétique et de l’éthique (ou de la religion). » Fort d’une connaissance approfondie de l’ensemble de l’œuvre, Balthasar est en mesure de percevoir ses grands axes, les préliminaires humanistes ne contredisant pas l’achèvement spirituel, car il y a chez lui une unité indéracinable : « Le christianisme est profondément humain, il est même, absolument, tout ce qu’il y a de plus humain, de plus profondément humain. Puisqu’il est le seul qui ait mis l’humanité au pas de Dieu. » (Dialogue de l’histoire et de l’âme charnelle.). ■